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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/103

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LA PRESSE FRANÇAISE.

d’appliquer aux détails une critique sévère ; il est inquiet, et s’écrie de la meilleure foi du monde : « Ma pièce n’est qu’ébauchée ! — Fausse modestie. — Cet acte ne marche pas ! — Nous le soutiendrons. — Ma réputation… — Je m’en charge. — Vous me perdez ! — Je fais votre fortune. » Le pis de l’affaire est que le directeur tient parole. Comment résister, à moins d’être bien fort ?

Il se trouve cependant encore quelques hommes de talent et de bonne volonté, comme on disait dans les âges héroïques, qui protestent contre cette violence, en livrant des œuvres d’un travail consciencieux ; cette année même, on peut citer, comme exemples, MM. Alfred de Vigny, Casimir Delavigne, Victor Hugo, quelle que soit l’opinion qu’on ait de la valeur réelle de leurs dernières compositions dramatiques. À ce groupe d’élite se joint naturellement aussi M. Alex. Dumas, éloigné, il est vrai, du théâtre pendant l’année 1835, mais qui va nous donner dans peu de jours son Don Juan. Toutefois la concurrence de vingt théâtres dévore tant de pièces, qu’il en faut chercher un peu partout. C’est ce qui explique l’admission de quelques hommes d’une nullité proverbiale au sein de la société dramatique.

Nous disons société, car les écrivains voués à la scène forment un peuple à part qui s’est donné une constitution représentative. Ils ont une commission, nommée et renouvelée au scrutin, chargée de défendre les intérêts matériels et moraux de tous ceux qui vivent du théâtre. Le même instinct de prévoyance a fondé plusieurs institutions particulières. Chacun peut assurer ses œuvres contre les froideurs d’un public capricieux et blasé ; après le succès, on confie la perception de ses droits à un agent financier. Enfin, il existe un fonds commun pour adoucir les mauvais jours qui menacent la vieillesse. Quelle distance de l’auteur qu’on déclame à celui qui se fait lire ! Le dernier est seul contre tous ; quel que soit son talent, s’il n’a pas celui de se faire valoir, il a pour perspective la misère. Au contraire, dès qu’on a participé au plus mince vaudeville, on est de droit sous la protection de la société. Il y a plus : avec de la patience, on est à peu près sûr d’avoir de l’avancement. Si on a fait jouer deux tiers de pièce la première année, on peut compter sur cinq quarts l’année suivante, trois moitiés l’année d’après, et toujours ainsi par fractions croissantes. Les fournisseurs ordinaires entreprennent, selon leurs facultés, l’un le cadre, l’autre le remplissage ; l’œuvre achevée, on se concerte pour la faire valoir ; on soigne l’effet des premiers jours. Les bravos de Paris retentissent en province ; la pièce est représentée chaque soir en cinq ou six lieux à la fois. Aux cent francs de la capitale, s’ajoutent les vingt francs de Marseille et les trente sous de Quimper-Corentin. : le tout fait somme ronde.