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on fit tant de bruit des succès obtenus, que la fureur des entreprises littéraires s’est glissée partout comme une véritable épidémie. Elle en est aujourd’hui à ses derniers excès. On n’imaginerait pas le nombre de gens qui ont un intérêt quelconque à la vente du papier imprimé. Qu’un homme habile, ou du moins connu pour tel, parle d’un nouveau journal, ou de quelque grande publication, la race béante des actionnaires s’attroupe autour de lui. Si on dressait une liste de ceux qui tiennent ouvertement boutique de livres, on y trouverait toutes sortes de professions, depuis le capitaliste jusqu’à l’épicier. En brocantant le gage des sommes qu’ils avaient prêtées, ou les rebuts du commerce achetés à vil prix, le mal de l’époque les a gagnés, et ils en sont venus à mettre sous presse des livres de leur choix.

Si l’industrie ne tendait qu’à la multiplication des bons ouvrages, tout serait pour le mieux ; mais le contraire arrive nécessairement. On ne peut pas exiger du spéculateur qu’il entreprenne à ses frais le redressement de la société. Il s’en fait plutôt le complaisant, et s’il en devine les faiblesses, c’est pour les caresser. Il favorise de tout son pouvoir les brusques transitions de la mode, qui renouvellent les chances de vente. Opérant d’ordinaire avec les seules ressources du crédit, il faut qu’il réalise en un temps donné, comme dans les marchés à terme de la Bourse. Il étudie donc le dernier goût, ce qui est de nature à s’enlever, et selon l’opinion qu’il s’est formée, il décide du genre et de la forme des ouvrages, de la nuance du style, de la doctrine politique ou morale qu’il est bon de préconiser. Ainsi, l’instinct commercial de l’éditeur est devenu la principale règle de l’écrivain, et la littérature, rabaissée à un rôle subalterne, reçoit l’impulsion, au lieu de la donner.

L’agiotage a prise également sur les hommes distingués. Il les obsède et les séduit par des avantages présens ; il les arrache à la tâche qu’ils avaient mesurée à leurs forces, et les accapare pour exploiter, non pas leur talent, mais leur influence. Qui n’a pas remarqué les mêmes noms sur tous les prospectus, à peu près comme les figurans qu’on retrouve dans toutes les armées de théâtre ? Cependant, si la main des maîtres se fait sentir, c’est à peine dans les débuts d’une entreprise. Dès qu’elle entre en pleine vogue, on veut profiter du bon vent. On écarte ces écrivains maladroits qui ont besoin pour produire d’études et d’application, et on appelle ces ouvriers à la feuille, dont la spécialité est d’écrire toujours et sur toutes choses, pour et contre toutes. Ce qui nous a souvent frappés dans les opérations ainsi conduites, c’est leur merveilleuse élasticité. Le succès les enfle au-delà des proportions raisonnables. Les souscripteurs perdent-ils patience, on tourne court, et la clôture a lieu. La tête d’un ouvrage se trouve monstrueuse, et le corps d’une maigreur à faire pitié.