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Ainsi, par une inévitable contagion, la lèpre éternelle du marchand, l’avidité, a gagné l’écrivain. La plaie est au vif depuis dix ans : elle frapperait de mort notre belle littérature, si nous ne touchions pas à une de ces époques douloureuses où l’excès du mal provoque une crise salutaire. Nous avons dit comment la spéculation avait perverti l’œuvre de l’intelligence. La spéculation abandonnera le métier dès qu’il sera reconnu mauvais. Nous croyons que ce jour n’est pas loin. Qu’on nous permette de parler un instant le langage des hommes d’argent : c’est le seul moyen d’être compris de ceux qui dédaignent toutes les autres langues.

On porte à 38 sur 100 le nombre de Français sachant lire, c’est-à-dire à douze millions d’individus environ. Mais ce chiffre comprend depuis la petite industrie dont on connaît les instincts bornés, jusqu’aux nécessiteux qui ont appris dans les écoles de charité à faire la distinction des lettres. Raisonnablement, on ne peut attribuer le désir et la faculté d’acheter des livres qu’à ceux qui composent la véritable aristocratie de l’époque : au corps électoral, représentant la fortune du pays, et aux classes qu’on suppose instruites, comme le clergé, l’ordre judiciaire, les médecins, les lettrés de profession, ceux qui se livrent à l’enseignement, les rentiers, et jusqu’aux fonctionnaires civils et militaires. Or, le cercle de ces privilégiés, que nous élargissons à dessein, n’embrasse pas même 500,000 individus, et pour un quart de cette classe, le revenu annuel, soit en capital, soit en salaires, descend à moins de mille francs. Si on établit le nombre des lecteurs, non plus d’après la richesse, mais en raison du développement intellectuel, on arrive à des conclusions plus rigoureuses encore. La plus grande partie de ce qu’on imprime, tant en volumes qu’en journaux, est destinée aux gens éclairés, et les livres de la lecture la plus facile sont souvent incompréhensibles pour ceux qui n’ont pas reçu l’éducation littéraire : c’est le nom qu’on donne à celle des colléges, des séminaires, et des pensionnats particuliers. Ce triste avantage est réservé seulement à 100,000 élèves, qui, renouvelés par huitièmes, entrent annuellement dans le monde au nombre de douze mille. Qu’on juge maintenant à quoi se réduit la portion intelligente de la société ! Quelle que soit la base du calcul, et toutes compensations établies, il reste démontré que la presse travaille pour un cinquantième de la nation française. C’est pour cette imperceptible minorité qu’on a publié en 1835 plus de 4,000 ouvrages et plus de 700 journaux. Demandons-nous si cette minorité peut fournir le capital exigé pour couvrir avantageusement les avances faites, lesquelles, en comprenant les honoraires des auteurs et les frais accessoires, doivent dépasser cinquante millions de francs !

La somme totale des entreprises littéraires laisse pour résultat annuel