Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
14
REVUE DES DEUX MONDES.

daient leurs épices de la cour, s’étaient déjà levés pour condamner, quand Morus, prenant la parole : « Milords, dit-il humblement, puisque vos révérences ont bien voulu écouter la première partie de cette histoire, je les prie de daigner en entendre la fin. » Ceux-ci s’étant rassis, Morus raconta qu’après avoir reçu le vase, il l’avait fait remplir de vin par son sommelier, et l’avait vidé à la santé de la dame ; que la dame, à son tour, ayant bu à la sienne, il l’avait priée de reprendre le vase à titre d’étrennes, ce qu’elle avait consenti à faire, non sans résistance. En même temps il produisit des témoins à l’appui de sa déclaration. Les juges, le plaignant et le marquis furent confondus[1]. Morus n’avait pas résisté au plaisir de leur donner des espérances par son premier aveu pour les mieux confondre par ses explications. Ne retrouve-t-on pas là le tour d’esprit à la fois naïf et ironique du sous-shériff donnant une leçon au vieux juge, et du chancelier jugeant contre sa femme dans l’affaire du chien volé ?

Toutes ces accusations, dont la honte retombait sur la cour, augmentaient le danger de Morus ; car en faisant éclater son innocence, en relevant la gloire de sa vie passée, en popularisant son nom, elles aggravaient le tort de n’avoir pas pour soi un homme à qui même des juges gagnés ne pouvaient pas inventer de crimes. Henry VIII et Morus n’allaient plus pouvoir respirer le même air. Le plus fort hâta donc la perte du plus faible. Si les accusations ne réussissaient pas à le noircir, venant coup sur coup et sans relâche, elles pouvaient le lasser et le réduire, et peut-être l’amener à une transaction qui eût été le déshonneur préalable dont cet empereur avait besoin pour faire mourir légalement une vierge. Il y a des dégoûts dont on a plus peur que de la mort, et, pour certaines ames, une mort retardée offre plus de tentations et de périls qu’une mort soudaine. À force de persécutions de détail, de craintes présentées et retirées, de caresses et de menaces, de secousses réitérées, d’alternatives extrêmes, à force de ballotter cette victime illustre entre la promesse de faveurs inouies et l’échafaud, entre une place à côté du trône et un cachot dans la Tour, on espérait mettre Morus hors de lui-même, et le rendre indigne de sa mort.

C’est dans cette vue qu’on l’impliqua, sans le plus léger motif,

  1. The life of Thomas Morus, by his grandson.