Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/209

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
LES NUITS FLORENTINES.

ciguës en pleine pousse. Une seule divinité, comme par miracle, avait échappé aux outrages du temps et des hommes. On l’avait probablement arrachée de son piédestal, mais elle était restée intacte sur le gazon, la belle déesse de marbre, avec les lignes pures et harmonieuses de son visage, avec son noble sein bien partagé, qui dominait toute cette pelouse touffue comme une apparition de l’olympe grec. J’eus presque peur quand je la vis : cette figure m’inspira un trouble étrange ; un secret embarras de pudeur ne me permit pas de me livrer long-temps à cette contemplation séduisante.

Quand je revins auprès de ma mère, elle était à la fenêtre, absorbée dans ses pensées, la tête appuyée sur sa main droite, et des larmes ruisselaient sur ses joues. Je ne l’avais jamais vue pleurer ainsi. Elle m’embrassa avec une tendresse véhémente, et me demanda pardon de ce que, par la négligence de Jean, je ne pourrais avoir un lit bien fait. « La vieille Marthe, me dit-elle, est gravement malade, et ne peut, cher enfant, te céder son lit. Mais Jean va t’arranger les coussins de la voiture de façon que tu puisses coucher dessus, et il te donnera son manteau pour te servir de couverture. Moi, je reposerai ici sur la paille : c’était la chambre de mon père : ce local avait jadis bien meilleur air. Laisse-moi seule ! » Et les larmes coulèrent encore plus abondantes de ses yeux.

Soit que ce lit improvisé ne fût pas de mon goût, soit à cause de l’agitation de mon cœur, je ne pus dormir. Les rayons de la lune entraient sans obstacle par les vitres brisées, et semblaient me convier à jouir de cette claire nuit d’été. J’eus beau me tourner à droite et à gauche sur mes coussins, fermer les yeux ou les rouvrir avec un dépit impatient, je revenais toujours à penser à la belle statue de marbre que j’avais vue couchée dans le gazon. Je ne pouvais m’expliquer la confusion honteuse qui m’avait saisi à cet aspect ; je m’en voulais de ce sentiment puéril. « Demain, me dis-je tout bas, demain nous te baiserons, beau visage de marbre ; nous te baiserons sur ces beaux coins de la bouche où les lèvres se perdent dans une fossette si harmonieuse. » Cependant, une impatience que je n’avais jamais ressentie circulait dans toutes mes veines : je ne pus résister long-temps à cet étrange entraînement ; je bondis par un mouvement impétueux : « Je gage, dis-je enfin, je gage, belle figure, que je vais te baiser aujourd’hui même. » Marchant à pas légers pour que ma mère ne m’entendît pas, je sortis, ce qui était