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des indignes contacts de la vie. Il n’était pas non plus dépourvu de cette bonhomie naïve et enfantine qu’on est toujours sûr de rencontrer chez les hommes de génie, quoiqu’il ne la laissât pas voir au premier venu.

— Oui, je me souviens, continua Maximilien en s’asseyant sur le siége au dossier duquel il s’était appuyé jusque-là, je me souviens du moment où Bellini m’apparut sous un jour si aimable, que je l’observai avec plaisir, et me promis de faire avec lui connaissance plus intime. Mais ce fut, hélas ! notre dernière entrevue dans cette vie. C’était un soir que nous avions dîné ensemble chez un ami, nous étions de fort bonne humeur, et les plus douces mélodies résonnaient au piano… Je le vois encore, le bon Bellini, tout épuisé de cette masse d’amusans bellinismes qu’il avait débités, s’asseoir sur un siége… Ce siége était très bas, presque aussi bas qu’un escabeau, de sorte que Bellini était presque assis aux pieds d’une belle dame qui s’était étendue sur un sofa en face de lui. Elle le regardait avec une douce malice pendant qu’il travaillait à l’amuser de quelques phrases françaises ; travail qui l’obligeait toujours à commenter dans son jargon sicilien ce qu’il venait de dire pour prouver qu’il n’avait pas dit de sottise, mais au contraire, fait un compliment délicat. Je crois que la belle dame n’écoutait pas beaucoup les propos de Bellini. Elle lui avait pris des mains son jonc d’Espagne dont il voulait appuyer parfois sa faible rhétorique, et elle s’en servait pour démolir fort tranquillement l’élégant édifice de frisure sur les tempes du jeune maestro. C’était cette maligne occupation qui appelait sur les lèvres de la belle dame un sourire comme je n’en ai jamais vu à aucune autre bouche humaine. Cette figure ne me sort pas de la mémoire. C’était un de ces visages qui semblent appartenir au domaine des rêves poétiques plus qu’à la grossière réalité de la vie. Des contours qui rappellent Léonard de Vinci, ce noble ovale avec les naïves fossettes des joues et le sentimental menton pointu de l’école lombarde. La couleur avait plutôt la douceur romaine, l’éclat mat de la perle, une pâleur distinguée, la morbidezza. Enfin, c’était une figure comme on ne peut la trouver que dans quelque vieux portrait italien qui représente une de ces grandes dames dont les artistes italiens du xvie siècle étaient amoureux quand ils créaient leurs chefs-d’œuvre, et auxquelles pensaient les héros allemands et français quand ils