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LES NUITS FLORENTINES.

quoique d’ailleurs il semblât jeter parfois des regards louches et inquiets sur cette ténébreuse figure qui marchait d’un air sérieux et pensif à ses côtés. On croyait voir la gravure où Retsch a représenté Faust se promenant avec Wagner devant les portes de Leipzig. Le peintre sourd me fit à sa manière un commentaire bouffon sur ces deux personnages, et appela particulièrement mon attention sur la démarche compassée et alongée de Paganini.

« Ne semble-t-il pas, dit-il, qu’il porte encore les fers aux jambes ? Il s’est habitué pour toujours à cette démarche. Voyez aussi avec quelle méprisante ironie il regarde parfois son compagnon, quand celui-ci l’importune de son caquet prosaïque. Il ne peut cependant se passer de lui ; un contrat sanglant le lie à ce serviteur, qui n’est autre que Satan. Le peuple ignorant croit certainement que ce compagnon est M. George Harrys, le faiseur de comédies et d’anecdotes de Hanovre, que Paganini a emmené avec lui dans ses voyages pour prendre soin de la partie pécuniaire dans les concerts. Le peuple ne sait pas que le diable n’a pris à M. George Harrys que sa figure, et que la pauvre ame de ce pauvre homme demeure, pendant ce temps, enfermée avec d’autres guenilles dans une armoire de sa maison, à Hanovre, jusqu’à ce que le diable lui rende son enveloppe charnelle, en se décidant peut-être à accompagner par le monde son maître Paganini, sous une forme plus digne, en caniche noir par exemple. »

Si Paganini, en plein jour, sous les arbres verts du Jungfernsteg de Hambourg, m’avait déjà paru passablement fantastique et fabuleux, combien fus-je saisi le soir, au concert, par cet aspect bizarre et sinistre. La salle de la comédie de Hambourg était le théâtre de cette solennité, et le public amateur s’y était rassemblé de si bonne heure et en si grand nombre, que je pus, à grand’peine, enlever une petite place à l’orchestre. Quoique ce fût jour de poste, j’y aperçus aux premières loges tout le beau monde du commerce ; un olympe entier de banquiers et autres millionnaires ; les dieux du café et du sucre, avec leurs grasses déesses légitimes, Junons de la rue Wrantram, et Vénus de l’impasse Dreckwall. Un religieux silence régnait d’ailleurs dans toute la salle. Tous les yeux étaient braqués sur la scène. Les oreilles s’apprêtaient à entendre. Mon voisin, honnête courtier en fourrures, retira de ses oreilles de vieux bouchons de coton, pour mieux pomper les sons précieux qui coûtaient