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restés en vie. — Quand mes larmes cessent de couler, quand mes soupirs se taisent, mon chagrin ne se tait pas. — Lorsque le vent murmure, j’écoute s’il m’apporte quelque nouvelle ; mais l’ombre d’aucun de mes proches ne se présente à moi[1]. — Tout un monde me sépare de ceux que j’aime le plus. — En quel lieu sont-ils ? Je le demande au vent qui siffle ; je le demande aux nuages qui passent ; je voudrais que quelque oiseau vînt me donner de leurs nouvelles[2]. — Ah ! si je n’étais retenue par la clôture sacrée de ce monastère, ils me verraient arriver près d’eux au moment où ils m’attendraient le moins. Je m’embarquerais par le gros temps ; je voguerais avec joie dans la tempête. Les matelots trembleraient, et moi je n’aurais aucune peur. Si le vaisseau se brisait, je m’attacherais à une planche, et je continuerais ma route et, si je ne pouvais saisir aucun débris, j’irais jusqu’à eux en nageant[3]. »

Telle était la vie que menait Fortunatus depuis l’année 567, vie mêlée de religion sans tristesse et d’affections sans aucun trouble, de soins graves et de loisirs remplis par d’agréables futilités. Ce dernier et curieux exemple d’une tentative d’alliance entre la perfection chrétienne et les raffinemens sociaux de la vieille civilisation, aurait passé sans laisser de souvenir, si l’ami d’Agnès et de Radegonde n’eût marqué lui-même, dans ses œuvres poétiques,

  1. Sæpe sub humecto conlidens lumina vultu,
    Murmura clausa latent, nec mea cura tacet.
    Specto libens aliquam si nuntiet aura salutem,
    Nullaque de cunctis umbra parentis adest
    .

    (Fortunati opera, tom.  i, pag. 475.)

  2. Quæ loca te teneant, si sibilat aura, requiro,
    Nubila, si volites, pendula posco locum…
    Quod si signa mihi nec terra nec æquora mittunt,
    Prospera vel veniens nuntia ferret avis
    .

    (Ibid., pag. 477.)

  3. Imbribus infestis si solveret unda carinam,
    Te peterem tabula remige vecta mari.
    Sorte sub infausta si prendere ligna vetarer,
    Ad te venissem lassa natante manu
    .

    (Ibid.)