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fant, dans lequel était couché le pauvre nain avec son vieux visage jaune et ridé. Une petite fille d’environ quatre ans, assise près de lui, balançait avec son pied le berceau, et chantait en ricanant :

Dors, Turlututu ! dors !

Quand le petit être m’aperçut, il ouvrit, aussi grands que possible, ses yeux éteints et vitreux, et un sourire douloureux grimaça sur ses lèvres pâlies. Il sembla me reconnaître, me tendit sa petite main desséchée, et dit d’une voix éteinte : — Mon vieil ami ! C’était, en effet, une situation affligeante que celle où je trouvai l’homme qui, dès sa huitième année, avait eu avec Louis XVI une longue conversation, que le tzar Alexandre avait bourré de bonbons, que la princesse de Kiritz avait porté sur ses genoux, qui avait chevauché sur les chiens du duc de Brunswick, à qui le roi de Bavière avait lu ses vers, qui avait fumé dans la même pipe que des princes allemands, que le pape avait adoré, et que Napoléon n’avait jamais aimé. Cette dernière circonstance attristait encore le malheureux sur son lit, ou, comme j’ai dit, son berceau de mort ; et il pleurait sur le destin tragique du grand empereur qui ne l’avait jamais aimé, mais qui avait fini si déplorablement à Sainte-Hélène. — Tout-à-fait comme moi, ajoutait-il, seul, méconnu, abandonné de tous les rois et princes, image dérisoire d’une splendeur passée !

Quoique je ne comprisse pas bien comment un nain qui meurt entre des géans pouvait se comparer à un géant mort au milieu des nains, les paroles du pauvre Turlututu me touchèrent néanmoins, et surtout son délaissement à son heure dernière. Je ne pus m’empêcher de lui témoigner mon étonnement de ce que Mlle Laurence, qui était à présent une si grande dame, ne s’inquiétait pas de lui. À peine avais-je prononcé ce nom que le nain fut agité de mouvemens convulsifs ; il dit d’une voix gémissante : « Ingrate enfant ! dont j’avais soutenu le jeune âge, que je voulais élever au rang de mon épouse, à qui j’avais montré comme on doit se conduire et gesticuler parmi les grands de ce monde, comme on sourit, comme on salue à la cour, comme on se présente… tu as bien profité de mes leçons, tu es devenue une grande dame, tu as aujourd’hui un carrosse et des laquais, et beaucoup d’argent, beaucoup d’orgueil, et pas de cœur. Tu me laisses mourir ici, seul, misérable, comme Napoléon