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LES NUITS FLORENTINES.

tre mes bras, se trouva soudain au milieu de la chambre, et commença à danser pendant que madame mère avec son tambour, et le nain avec son triangle, faisaient résonner leur petite musique étouffée. Elle dansa tout-à-fait comme jadis auprès du pont de Waterloo et sur les carrefours de Londres. Ce fut la même pantomime mystérieuse, les mêmes élans de bonds passionnés, le même renversement bachique de la tête, les mêmes inflexions vers la terre pour y écouter une voix secrète, puis le tremblement, la pâleur, l’immobilité, et une nouvelle attention à ce qui se disait sous terre. Elle se frotta aussi les mains comme si elle se les eût lavées. Enfin elle parut jeter encore sur moi son regard oblique, douloureux et suppliant… Mais ce ne fut que dans le mouvement de ses traits que je pus lire ce regard, et non dans ses yeux qui étaient fermés. La musique s’évapora en sons de plus en plus éteints, la mère au tambour et le nain pâlissant peu à peu, et se fondant comme un brouillard, disparurent entièrement ; mais Mlle Laurence restait debout et dansait les yeux fermés. Cette danse aveugle, la nuit, dans cette salle silencieuse, donnait à cette charmante créature une apparence de fantôme qui me devint si pénible, que parfois je frissonnais, et je me sentis bien aise quand elle mit fin à sa danse, et se glissa de nouveau dans mes bras, avec la même souplesse qu’elle s’en était échappée.

On comprendra que cette scène n’eut rien d’agréable pour moi. Mais l’homme s’accoutume à tout, et il est même à présumer que le caractère mystérieux prêta à cette femme un attrait de plus qui mêlait à toutes mes sensations un plaisir de frisson… Bref, au bout de quelques semaines, je ne m’étonnais plus du tout, quand, la nuit, résonnait le murmure léger du tambour et du triangle, et que ma chère Laurence se levait tout d’un coup et dansait un solo les yeux fermés. Son mari, l’ancien héros bonapartiste, avait un commandement dans le voisinage de Paris, et son service ne lui permettait de passer que les jours à la ville. Il va sans dire qu’il devint mon ami le plus intime, et qu’il pleura à chaudes larmes, quand plus tard je leur dis adieu pour long-temps. Il partait alors avec son épouse pour la Sicile, et je ne les ai plus revus depuis.

Quand Maximilien eut fini ce récit, il prit vite son chapeau et s’esquiva.


Henri Heine.