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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 6.djvu/466

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qu’il soit touché ; » et elle continue, réfutant ou interprétant le vers de Boileau sur l’élégie. Cette idée qu’elle avait de l’espèce d’illusion, ou même de mensonge, inhérent à l’art, ne l’empêchait pas vers la fin d’être extraordinairement émue, et au-delà du degré où l’on en jouit, de certaines représentations ou lectures, et de n’en pouvoir supporter l’effet. Personne de réalité, de pratique et d’épreuves, elle ne se prêtait pas volontiers à la mise en œuvre de la douleur, et ne se laissait pas contenir et bercer dans l’idéale région. M. de Rémusat a cité d’elle ce pathétique aveu (1821) : « L’effet des œuvres de l’art doit être tel qu’aucune idée de réalité ne s’y joigne ; car, dès qu’elle y pénètre, l’impression en est troublée et devient bientôt insupportable. Voilà pourquoi je ne puis plus soutenir au spectacle, ou dans les romans, ou dans les poèmes, sous les noms de Tancrède, ou de Zaïre, ou d’Othello, ou de Delphine, n’importe, la vue des grandes douleurs de l’ame ou de la destinée. En fait de bonheur et de malheur, ma vie a été si pleine, si vive, que je ne puis, sans que la main me tremble, toucher à quelqu’une de ses profondeurs. La réalité perce pour moi tous les voiles dont l’art peut s’envelopper ; mon imagination, une fois ébranlée, y arrive du premier bond. Il n’y a depuis long-temps que la musique qui ait produit sur moi, dans l’Agnese, l’effet attaché en général aux œuvres de l’art. Je n’avais pu supporter le finale de Roméo et Julliette ; celui de l’Agnese seul m’a fait pleurer sans me déchirer le cœur. »

Est-ce par l’effet d’un choix sympathique et de quelque prédilection qu’elle se donna vers la fin à traiter ce sujet d’Héloïse et d’Abeilard, où la passion traverse et pénètre l’austérité, où l’abbesse savante, qui a des soupirs de Sapho, les exprime souvent en des traits de Sénèque. Cet essai, auquel s’attachait sa plume sérieuse, et si bien mené jusqu’au milieu, a été interrompu par la mort.

Du moins, si la sensibilité de Mme Guizot se subtilisait, s’endolorissait pour ainsi dire, de plus en plus, sa religion en s’étendant n’eut jamais de ces inquiétudes qui, trop souvent, l’accompagnent au sein des ames tendres ou graves. Née catholique, atteinte de bonne heure par l’indifférence qu’on respirait dans l’atmosphère du siècle, revenue, après des doutes qui ne furent jamais hostiles ni systématiques, à un déisme chrétien très fervent, à une véritable piété, elle s’y reposa, elle s’y apaisa. Les abîmes de la grace, du salut,