entretiens de minuit dont tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours encore, avant que je parte pour toujours !
Oui, j’avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile comme ma tournure d’esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout l’avenir qu’elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de mots : — Pour obtenir justice en ce monde comme en l’autre, il ne s’agit que d’être un vrai juste soi-même.
Ce n’était pas tant là un système qu’une conviction. Je savais bien qu’il y avait des ames honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où je vivais, j’en comptais plusieurs ; mais je me faisais de ce mot de juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de Bible, d’histoire, de poésie et de philosophie, j’en avais fait un portrait que je substituais à celui de la femme forte, modèle inapplicable à notre civilisation. — J’ai retrouvé, dans les griffonnages que j’entassais sous mon oreiller à l’âge de seize ans, ce portrait du juste selon mes idées.
« Le juste n’a pas de sexe moral : il est homme ou femme selon la volonté de Dieu, mais son code est toujours le même, qu’il soit général d’armée ou mère de famille.
« Le juste n’a pas d’état. Il est mendiant, voyageur ou prince de la terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profession, c’est d’être juste.
« Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvemens jusqu’à ce qu’il se soit fait tel que tous ses premiers mouvemens soient bons. Il méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s’offre à Dieu en disant : Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce marais, je sortirai du danger ou j’y resterai, selon votre bon plaisir, ô mon Dieu ! — Le juste est toujours prêt à paraître devant Dieu.
« Le juste n’a pas de fortune, pas de maison, pas d’esclaves. Ses serviteurs sont ses amis s’ils en sont dignes. Son toit appartient au