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LES MONTONEROS.

sur les pistolets. Ce n’était que la plainte de la brise de nuit et le murmure des eaux ; l’œil le plus perçant n’aurait pu découvrir autre chose que la neige de la Sierra traçant une ligne blanche à travers les ténèbres.

Cependant ces vagues terreurs retardaient considérablement notre marche : il fallait prier long-temps pour obtenir cinq ou six chevaux maigres, et nous allions partir sans guides ni postillons, si un sourd et muet du village ne se fût offert de bonne grâce.

À l’entrée du bois, le muet fit un geste : deux hommes à cheval s’avançaient vers nous. Ils furent reçus sur le pied de guerre. C’étaient deux invalides de l’armée des Indiens, revenant chez eux à petites journées. L’un était grièvement blessé à la jambe ; l’autre avait eu le nez emporté d’un coup de lance. Nous leur offrîmes un morceau de pain et un verre de vieille eau-de-vie de San-Juan, choses qui ne se rencontrent pas souvent aux pays d’où ils venaient. D’après leurs renseignemens, nous ne devions pas tarder à rencontrer les détachemens d’avant-garde des bandes libres (partidas suertas).

Il fallait renouveler nos chevaux, et le postillon nous conduisit à la porte de Andrada. Elle paraissait inhabitée ; quand la porte s’ouvrit, nous aperçûmes un homme qui tenait sa tête appuyée sur ses deux mains et pleurait. Quelques armes laissées par les rebelles dans sa maison avaient causé sa ruine. Le gouverneur, venant à passer avec son état-major, avait ordonné immédiatement de livrer à l’armée tous les bestiaux du coupable. Il fallut aller plus loin, vers une cabane cachée derrière une colline, à l’entrée d’une plaine de dix lieues, légèrement ondulée ; cette vaste prairie, bornée à droite par la Sierra que l’on voit en face, à gauche par des rocs couronnés d’arbres d’une nouvelle espèce, a une teinte jaune et dorée comme si ces hautes herbes étaient des blés au temps de la moisson. Çà et là de larges taches noires désignaient à l’œil le campement de l’une des deux armées. Nous eussions pu nous croire être à peine à deux milles de la Sierra, si le vol des grands oiseaux de proie n’eût servi à calculer la distance, de même que la neige des régions supérieures nous donnait la mesure des hauteurs ; car dans cette vallée si bien abritée, l’air était doux ; les arbres, gracieusement serrés en touffes vertes, faisaient songer au printemps. Il y a de magni-