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tait la régence avec des passions plus sauvages, plus sincères ; la régence avec d’ardens marins calcinés par les tropiques, au lieu de pâles roués en jabots de dentelles ; la cabine de six pieds et le hamac africain, au lieu de la petite maison et du sopha à frange de soie.

Du reste, ce n’était pas seulement par son libertinage que Brest rappelait une époque passée. Il n’existait point, en 89, dans toute la France, une autre ville qui eût conservé aussi intactes les traditions de la monarchie féodale et les préjugés nobiliaires. Les idées révolutionnaires avaient commencé à y germer vigoureusement comme partout, mais sans pouvoir détruire l’aristocratique despotisme de la marine. Ce corps se partageait alors en deux catégories bien distinctes : l’une, nombreuse, riche, influente, recrutée dans la noblesse, formait ce que l’on appelait le grands corps ; l’autre, presque imperceptible, pauvre et méprisée, était composée des officiers de fortune que le hasard ou un mérite supérieur avait tirés de la classe des pilotes et que l’on désignait sous le nom d’officiers bleus. Avant de faire partie du grand corps, les cadets des familles titrées passaient par l’école des gardes de pavillon, qui, à de très rares exceptions près, leur était exclusivement réservée. Cette école, soumise à une discipline fort relâchée, était pour Brest une cause perpétuelle de désordres. Rien n’arrêtait cette jeunesse gâtée et vaine, accoutumée dans le manoir paternel à la servilité complaisante de vassaux tremblans, et qu’on lançait tout à coup sans frein, avec un uniforme et une épée, au milieu des licences de la vie de mer. Chez les vieux officiers, du moins, l’expérience et le bon sens assouplissaient l’orgueil héréditaire ; le frottement du monde en émoussait le tranchant ; l’âge, en assoupissant la turbulence des passions, les rendait moins effrénées : mais, chez ces enfans, rien n’en adoucissait la grossière manifestation. Leur vanité s’exerçait dans toute sa naïveté ; ils se faisaient un point d’honneur de leur insolence ; ils mettaient leur amour-propre à se rendre insupportables, et ne se trouvaient jamais assez affronteurs, assez odieux. Aussi avaient-ils pris possession de la ville et s’y conduisaient-ils en conquérans. Tout ce qui ne portait pas, comme eux, la culotte et les bas rouges leur était ennemi. Ce n’était pas seulement l’expression d’un orgueil insolent que le bourgeois avait à supporter ; c’étaient les taquineries tracassières d’écoliers effrontés ; c’étaient