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BREST À DEUX ÉPOQUES

spectacle. Quand la dernière charrette eut passé, l’étranger qui se trouvait près de moi me dit :

— Ces malheureux ont encore plusieurs lieues à faire avant d’atteindre les hôpitaux de Lesneven ou de Pol-Léon, et peut-être n’y trouveront-ils rien de ce qui leur est nécessaire : Brest ne peut plus contenir les blessés que lui envoient ses escadres. Les hôpitaux, les églises, les tentes qu’on a dressées dans l’ancien enclos des jésuites, sont remplis. Les chirurgiens de la marine ne suffisent pas au service et manquent de médicamens. Les plaies se pansent, faute de linge, avec l’étoupe et le chanvre du port. Les ambulances ont manqué de pain, de viande et de bois, pendant trois jours ; des blessés sont morts de faim. J’ai vu des convalescens mendier dans la ville et disputer aux chiens les ossemens du ruisseau. À l’hôpital, la plupart des malades manquent de vêtemens et se promènent, en chemise, dans les cours, enveloppés de leur couverture de laine. Mais toutes ces souffrances ne peuvent diminuer l’ardeur de nos matelots. Le dévouement de ces hommes est comme tous les dévouemens qui ont leurs racines dans le cœur. Le frottement de la misère l’aiguise au lieu de l’émousser. Non que ce soient des républicains fort convaincus ; mais c’est une race fidèle et forte qui, une fois le pavillon national à son mât, meurt sous ce pavillon, quelle que soit sa couleur. Puis, ces marins bretons sont infatigables : rien ne les abat, rien ne les tue. Il n’y a que le cœur qui soit de chair dans ces hommes ; le reste est de fer. Si nous avions des officiers pour conduire de pareils matelots, la Convention pourrait décréter que l’Océan fait partie des possessions de la république. Mais les officiers manquent. Tous étaient nobles, et tous ont abandonné nos ports pour passer à l’étranger. Il y a un an qu’un tiers de la ville de Brest était à vendre, par suite de l’émigration du grand corps. L’ambition a bien retenu à leurs postes quelques chefs dont la république pourrait tirer parti ; mais on suspecte leur patriotisme, et leur nombre est d’ailleurs fort restreint. Quant aux officiers bleus, malgré leur habileté et leur courage, il y a peu de chose à en attendre. Rapetissés trop long-temps dans les rôles secondaires, ils sont demeurés étrangers aux allures du commandement. Ce sont tout au plus de vaillans corsaires, bons pour ces duels maritimes qui se vident entre deux navires au milieu de l’Océan ; mais ils n’entendent rien à la tactique navale, ni aux