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ÉCRIVAINS CRITIQUES ET MORALISTES FRANÇAIS.

ment de toutes les circonstances accidentelles qui restreignent la vue. C’est bien moins d’après tel ou tel mot détaché, que d’après l’habitude entière de son jugement qu’il se laisse voir ainsi.

On doit lire sur La Bruyère trois morceaux essentiels, dont ce que je dis ici n’a nullement la prétention de dispenser. Le premier morceau en date est celui de l’abbé d’Olivet dans son Histoire de l’Académie. On y voit trace d’une manière de juger littérairement l’illustre auteur, qui devait être partagée de plus d’un esprit classique à la fin du xviie et au commencement du xviiie siècle : c’est le développement et, selon moi, l’éclaircissement du mot un peu obscur de Boileau à Racine. D’Olivet trouve à La Bruyère trop d’art, trop d’esprit, quelque abus de métaphores : « Quant au style précisément, M. de La Bruyère ne doit pas être lu sans défiance, parce qu’il a donné, mais pourtant avec une modération, qui, de nos jours, tiendrait lieu de mérite, dans ce style affecté, guindé, entortillé, etc. » Nicole, dont La Bruyère a dit en un endroit qu’il ne pensait pas assez, devait trouver, en revanche, que le nouveau moraliste pensait trop, et se piquait trop vivement de raffiner la tâche. Nous reviendrons sur cela tout à l’heure. On regrette qu’à côté de ces jugemens, qui, partant d’un homme de goût et d’autorité, ont leur prix, d’Olivet n’ait pas procuré plus de détails, au moins académiques, sur La Bruyère. La réception de La Bruyère à l’Académie donna lieu à des querelles, dont lui-même nous a entretenus dans la préface de son discours et qui laissent à désirer quelques explications. Si heureux d’emblée qu’eût été La Bruyère, il lui fallut, on le voit, soutenir sa lutte à son tour comme Corneille, comme Molière en leur temps, comme tous les vrais grands. Il est obligé d’alléguer son chapitre des Esprits forts et de supposer à l’ordre de ses matières un dessein religieux un peu subtil, pour mettre à couvert sa foi. Il est obligé de nier la réalité de ses portraits, de rejeter au visage des fabricateurs ces insolentes clés comme il les appelle : Martial avait déjà dit excellemment : Improbè facit qui in alieno libro ingeniosus est. — « En vérité, je ne doute point, s’écrie La Bruyère avec un accent d’orgueil auquel l’outrage a forcé sa modestie, que le public ne soit enfin étourdi et fatigué d’entendre depuis quelques années de vieux corbeaux croasser autour de ceux qui, d’un vol libre et d’une plume légère, se sont élevés à quelque gloire par leurs écrits. » Quel est ce corbeau qui croassa, ce