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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

Vers la fin du XVe siècle, tout a changé. L’époque de perfection de l’art est arrivée. Ce que les figures ont gagné en beauté, elles l’ont perdu du côté de l’austérité et de la croyance. Ce n’est plus le temps où le dogme était revêtu de ses formes consacrées ; c’est plutôt l’apothéose d’un paganisme chrétien, ou, comme on parle aujourd’hui, la réhabilitation de la matière divinisée. La madone est descendue de son siége sacerdotal ; elle est sortie du sanctuaire des basiliques. À l’ombre d’un pin, au milieu d’un paysage de Raphaël, elle s’assied parmi les mauves de la campagne sous la figure d’une jeune fille d’Urbino. Au loin blanchissent les toits de son village de la Romagne, et le sentier terrestre par lequel elle a passé résonne sous les pas des cigales. Ou elle habite près d’Andrea Sarto, sous les traits d’une Florentine de la Via Grande ; ou elle se penche dans l’atelier du Corrége et respire sur ses lèvres l’odeur des myrtes de Parme et de Crémone. Le Christ lui-même est devenu, sous le pinceau de Michel-Ange, un autre Jules II, un pape irrité et militant. Ce n’est plus le Dieu enseveli dans les limbes de son ascétique passion. Les prophètes de Juda, les sibylles de Cumes et d’Éphèse se rencontrent ensemble dans la chapelle Sixtine. Sur leurs livres obscurs sont mêlés le judaïsme, le paganisme, l’Évangile, tout, hors la vieille orthodoxie. Ils épèlent ensemble le mot sibyllin de l’avenir ; dans un siècle réformateur, ils sont eux-mêmes le symbole d’un monde nouveau. À l’extrémité de l’Italie, le sensualisme se déclare ouvertement dans l’école de Venise. Sur les toiles de Paul Véronèse, le vin de Lombardie coule à flots éternels dans la cruche des noces de Cana. La cène des douze apôtres se prolonge nuit et jour, avec la magnificence propre aux époux de la mer. La pauvreté évangélique se recouvre de la pourpre du Titien, et le manteau des doges est jeté sur les épaules des pêcheurs de Galilée. C’en est fait, la chair est ressuscitée ; du fond des grottes mystiques, les saints, les patriarches, les pères de l’Église, les innombrables élus du moyen-âge arrivent et se pressent dans le paradis sensuel de Tintoret.

Au milieu des monumens de Florence, il en est un que je ne puis effacer de mon souvenir, qui me tient lieu de tous les autres, et dont l’image funeste a fini par m’obséder : il est dans l’église de Saint-Laurent. Ce monument terrible représente pour moi le caractère de l’Italie moderne, telle que je l’ai comprise ; il résume tout ce qu’il me serait permis d’affirmer sur ce pays. Je parle de la chapelle sépulcrale des Médicis, par Michel-Ange. On pourrait dire tout aussi bien que c’est le caveau sépulcral de l’Italie elle-même, et que c’est elle qui rêve sur ce tombeau. Le mort est ceint encore de la cuirasse du moyen-âge : il appuie sur son coude sa tête chargée d’un casque. Il pense, et c’est de cette contemplation qu’il a tiré son nom : Il Pensoso ! Cette méditation du tombeau