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Ainsi se balançaient dans l’empire l’antiquité romaine et la puissance des mœurs nouvelles, la nationalité restaurée par Auguste et le cosmopolitisme introduit par César. — Rome était si grande, et son nom si puissant, que l’on ne demandait pas mieux que d’être Romain, pourvu que cela ne gênât pas (ce qui est le patriotisme de bien des pays et de bien des époques), pourvu que l’on n’eût ni une table moins somptueuse, ni des vases moins beaux, ni de moins belles courtisanes ; s’il ne s’agissait que de porter la pourpre comme consul, ou de brûler un peu d’encens aux pieds de Jupiter Capitolin, ou d’étaler à la suite d’un brancard funèbre les images poudreuses de ses aïeux, on était Romain.

Mais il aurait fallu aller plus loin, il aurait fallu que les riches, pour faire vivre les pauvres, se résignassent à vivre comme eux. La question du luxe était tout, il s’agissait entre la vieille Rome et la Rome cosmopolite d’une vaisselle d’étain ou d’une vaisselle d’or, d’une robe de laine ou d’une robe de soie (ce qui était un déshonneur pour un homme, ne vestis serica viros fœdaret. Tacite.), d’une matrone romaine à respecter ou à séduire (les affranchies et les étrangères étaient toujours licites), d’un faisan ou d’un attagen de moins sur la table, d’un souper de 200 sesterces (38 fr. 60 c.), comme le prescrivait Auguste, ou d’un souper de 400,000 sesterces, comme le faisait Vitellius.

Pour juger sainement cette question, il faudrait bien comprendre toute l’antiquité. Le luxe ne pouvait être pour elle ce qu’il est pour nous, un échange de travaux et de richesses entre la classe ouvrière et la classe opulente, plus ou moins utile à l’état, plus ou moins avantageux à la classe inférieure, mais enfin portant avec lui quelque compensation du mal qu’il peut faire ; la population ouvrière était esclave, ne possédant que par grâce un salaire quelconque de son travail, ne pouvant proportionner aux besoins et aux circonstances ni son prix, ni ses produits, n’étant animée enfin ni par la concurrence, ni par le courage que la liberté donne, ni par l’espoir de la fortune. Ce que nous appelons industrie, n’était qu’un service d’esclave à maître, un office domestique forcément accompli ; ce que nous appelons commerce n’était, chez les Romains, qu’une usure dévorante pour le pauvre ; l’industrie libre date des corporations chrétiennes au xie siècle, le commerce moderne date des croisades.