Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/333

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
329
SOCIALISTES MODERNES.

M. Enfantin donnait la clé de cette expérience : « J’ai voulu, disait-il, appeler la femme et le prolétaire à une destinée nouvelle. » Puis il expliquait comment sa parole, semée dans Paris, y continuerait sa germination mystérieuse, et comment il n’y aurait bientôt plus d’autre politique que la charte d’avenir qu’il avait fondée.

À Ménilmontant, tout s’organisa ainsi qu’il l’avait dit. Quarante nouveaux Moraves se cloîtrèrent dans ce jardin, le bouleversèrent en tous les sens, taillèrent les arbres, bêchèrent et sablèrent, nivelèrent et arrosèrent, émondèrent, échenillèrent, se firent indistinctement et à tour de rôle chefs d’office, cuisiniers, sommeliers, échansons. On organisa le travail par catégories ; on fit des groupes de pelleteurs, de brouetteurs, de remblayeurs, et pour que la besogne fût moins rude, on l’accompagna d’hymnes composés par un membre de la communauté. Plus tard, quand le public eut ses petites entrées dans le jardin, on lui servit des concerts de cette musique locale, puis, par une insigne et dernière faveur, on l’admit au spectacle du dîner du Père, comme à celui d’un souverain. Tout ceci se faisait d’ailleurs avec les formes voulues et en costume. L’uniforme était simple et coquet : justaucorps bleu à courtes basques, ceinture de cuir verni, casquette rouge, pantalon de coutil blanc, sautoir autour du cou, cheveux à l’inspiré, rejetés et lissés en arrière, moustaches et barbe à l’orientale.

Nous ne voulons pas accepter au sérieux cette phase de l’existence saint-simonienne. La prise du costume, au bruit de la canonnade de Saint-Méry, la lutte entre la famille qui appelait les visiteurs et la police qui faisait croiser devant eux la baïonnette ; les harangues en plein air ; les synodes au milieu du préau, les épisodes sans nombre issus de la curiosité et de l’incrédulité populaires, tout cela formerait un tableau bouffon qui n’est ni dans nos idées, ni dans notre cadre. Il vaut mieux rechercher si, en dehors de cette vie extérieure, arrangée pour la foule, Ménilmontant n’avait pas une autre existence d’élaboration sourde et de travail recueilli. Cette existence, aucun document public ne l’a révélée ; mais il nous a été donné de la suivre par la communication d’un manuscrit où sont déposées les idées écloses dans la retraite[1]. Toute la

  1. Nous devons la communication de ce document à l’obligeance de notre ami Duveyrier et à celle de Mme Marie Talon, qui en est dépositaire.