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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/466

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il aimait tous les livres sans exception, comme M. Xavier de Maistre toutes les femmes. Il ne reconnaissait guère, en fait de livres, deux divisions distinctes, à savoir, le livre rare et le livre commun ; non, pour lui, cette dualité de l’être imprimé n’existait pas, et il absorbait tout dans son vaste panthéisme de bibliophile. Il eût presque dit de ses chers volumes, ce qu’en disait Richard de Bury : « Ce sont nos maîtres ; ils nous instruisent sans verge et sans férule, sans colère et sans rétribution ; quand vous venez à eux, ils ne dorment point ; si vous les cherchez, ils ne se cachent pas ; si vous vous trompez, ils ne murmurent jamais, ils ne sourient point de votre ignorance[1]. » Le centre des affections de Naudé, c’étaient donc les livres. Il a écrit quelque part qu’il ne sortait guère de sa bibliothèque que pour aller à la mangeoire[2], et je n’ai pas de peine à le croire, car toutes ses idées étaient tournées de ce côté, et il eût presque fait comme le Florentin Magliabecchi qui mangeait et dormait sur ses livres, au milieu des puces et de ses araignées chéries. La carrière de bibliothécaire devenait donc de plus en plus celle de Naudé. Sans doute, il s’était souvent demandé si c’était là un état honorable et utile, puisque l’antiquité ne connaissait guère ces sortes d’emplois. Ayant pourtant le modèle de Varron qui gouvernait la bibliothèque du mont Palatin, et plus récemment l’exemple de Budée, d’Heinsius et de Casaubon, il se décida à s’adonner entièrement à ces sortes de travaux. Gassendi s’éloignait de Paris pour mieux philosopher, Guy-Patin devenait de jour en jour plus occupé ; il fallut se séparer et se résoudre à n’entretenir désormais ces doux commerces d’amitié que par des lettres fréquentes. Naudé aussi désirait voyager ; sur la présentation de Pierre du Puy, le cardinal de Bagni le prit comme bibliothécaire et secrétaire de ses lettres latines.

Naudé partit pour Rome, avec son nouveau protecteur, sur la fin de la saison, en 1630. Le séjour de cette ville, où il devait demeurer douze ans, donna à son caractère une souplesse d’opinion peu louable. On voit dès-lors qu’il habite cette vieille Rome qui a passé par tous les abaissemens et par toutes les puissances, par toutes les vertus et par toutes les corruptions ; on sent qu’il foule une terre où il y a eu des esclaves. Secrétaire d’un cardinal, et lancé par conséquent dans un monde où les opinions devaient être peu tolérantes ; forcé de faire ployer à chaque circonstance son esprit douteur et son indifférence philosophique, dans un pays où il n’y avait pas de milieu entre la foi et l’incrédulité, dans une ville où chacun était athée ou croyant ; obligé, par convenance, de changer en

  1. Philobiblii, cap. ii.
  2. Mascurat, pag. 272.