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POÈTES ÉPIQUES.

bien l’existence de quelques chants de table, quand même elle laisse ignorer si ces chants étaient véritablement populaires, ou s’ils étaient déjà imités des Grecs. Seulement il y a loin de là à une série de longues aventures, qui formeraient ensemble un cycle et une histoire continue. On pourrait même dire que les circonstances indiquées par le vieux sénateur s’opposent à cette dernière supposition. Dans la société frugale des premiers Romains, la coutume fut-elle jamais de prolonger les festins aux accords interminables de la lyre épique ? Un chant de guerre, une prière sacrée, une nénie de funérailles, voilà ce qui s’accorde avec ces mœurs ; de lentes rhapsodies au banquet de Cincinnatus, c’est là ce qu’on ne peut se figurer. Il ne sert de rien de remarquer que les faits de l’histoire romaine, pendant trois siècles, sont pleins de merveilleux ; car, pour affirmer sans réplique que des évènemens ont leur origine dans un poème, il ne suffit pas que le récit en soit mêlé de circonstances surnaturelles. D’une part, la tradition la plus merveilleuse peut fort bien se transmettre et durer sans le secours du chant et sans celui du rhythme. C’est ce que l’on voit par les traditions ecclésiastiques, par les contes populaires, par la légende dorée. D’une autre part, il est des faits poétiques qui, sous des accessoires fabuleux, peuvent être très réels. De nos jours, nous avons eu de cela un exemple frappant qui ne doit point être perdu. Il a été donné à notre temps d’observer dans des faits très authentiques, dans ceux de la guerre des Grecs contre les Turcs, l’effort d’une mythologie naissante, qui rappelle, par beaucoup de points, l’esprit de l’antiquité héroïque. À presque tous les Klephtes, nos contemporains, sont attribuées des actions surhumaines. Que manque-t-il, dès le présent, à Karaiskaky, à Botzaris, à Tzamados, à Nikitas le turcophage, pour devenir, entre nos mains, autant de types généraux ? Ils conversent avec leurs sabres, avec les têtes coupées, avec les fleuves où ils passent, avec la montagne qu’ils gravissent ; les oiseaux aux ailes d’or leur parlent leur langue magique. D’ailleurs, un seul d’entre eux accomplit dans la tradition des actions pour lesquelles suffirait à peine une armée entière. En est-ce assez pour me démontrer que ces hommes que j’ai vus de mes yeux et touchés de ma main ne sont que des êtres de raison, et qu’ils n’existent qu’en vertu d’un poème inventé par l’orgueil populaire ? Cependant la plupart des raison-