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sa création ; lorsqu’il se mêle au monde, c’est pour recueillir les louanges amassées par l’intervention bienveillante de son interprète. De son côté, le critique, ramené sans cesse par le spectacle de la poésie active aux formules les plus précises de la discussion, ne court pas le danger de s’égarer dans les espaces imaginaires, et de poser des problèmes ou insolubles ou inutiles. Il ne sépare pas la théorie de l’application, et sans abdiquer son individualité, sans renoncer à son libre arbitre, il côtoie cependant le navire qu’il a vu sur le chantier et dont il épie le sillage. Livré à lui-même, il ne pourrait se défendre du besoin de construire, pour son seul plaisir, des formules absolues, impérieuses, qui ne violeraient pas la vérité, mais ne pourraient recevoir aucune application immédiate ; il dépenserait son énergie dans un combat sans victoire.

Quand le poète emporté loin de sa retraite studieuse se rappelle les heures paisibles que je raconte, il n’a plus l’intelligence assez sereine, assez désintéressée, pour restituer à chaque chose le caractère qui lui appartient. Il ne consent pas à reconnaître l’égalité fraternelle dans laquelle il vivait avec son interprète. Étourdi par les rêves orgueilleux de sa vie nouvelle, il proteste contre le passé, et récuse le témoignage de sa mémoire. Il baptise de noms étranges et hautains l’intime familiarité à laquelle il a dû ses plus douces journées. Dans celui qui le soutenait et qui marchait près de lui, il ne veut plus voir qu’une plante parasite, incapable de pousser par elle-même des branches vigoureuses et feuillues ; il s’attribue, dans les jours qui ne sont plus, une force et un courage qu’il n’avait pas ; de son ami, il fait un disciple obéissant ; il oublie les clameurs envieuses, les ironies insultantes que seul il eût écoutées en frémissant, et auxquelles il n’eût peut-être pas résisté si personne n’eût été près de lui pour relever son courage ; il oublie les conseils qu’il a reçus, les conversations pleines de franchise et d’entraînement où il a puisé plus d’une leçon imprévue. Mais, quoi qu’il fasse ou qu’il dise, il ne peut réduire sa mémoire au silence, il ne peut rayer les jours inscrits au livre de ses souvenirs, les jours où il se confiait sans réserve et sans fausse honte à la discrétion d’un ami, où il ne craignait pas d’avouer tour à tour ses ambitions gigantesques, ses soudaines défaillances, ses renoncemens désespérés. Le passé dont il se détourne parle plus haut que son orgueil, et sait bien le contraindre au regret et au repentir.