Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/641

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
637
LES AMITIÉS LITTÉRAIRES.

ment franchirait-elle les rangs pressés d’admirateurs qui se partagent la parole du maître comme la manne céleste, et forment autour de lui un bataillon inébranlable ? L’amitié, en présence d’un pareil spectacle, n’a qu’un rôle à jouer, rôle triste, je l’avoue, et bien capable de décourager les ames les plus généreuses ; c’est d’attendre que la foule, en se renouvelant, lui permette d’arriver jusqu’au poète égaré. Quelquefois l’occasion se présente, et l’amitié la saisit avec empressement ; mais cette tentative est bien rarement heureuse ; le poète reconnaît à peine l’interlocuteur qui l’aborde ; il l’écoute d’un air distrait, confus ou impatient, et lui donne à comprendre que l’heure de la franchise ne doit plus revenir. Si l’interlocuteur persévère, il n’obtient plus même l’honneur d’une réponse évasive.

Les courtisans, si humbles qu’ils soient près du roi qu’ils adorent, ne renoncent pourtant pas aux joies de l’orgueil ; ils consentent bien à proclamer le génie du maître, mais ils se consolent en se proclamant à leur tour plus clairvoyans et plus sages que la foule dévouée aux royautés voisines. Ils croiraient n’avoir accompli que la moitié de leur tâche, s’ils ne persuadaient pas au poète qu’il est supérieur à tous les hommes de son temps. À cette condition seulement, ils se pardonnent l’abdication de leur intelligence. Le poète, aux yeux de ses courtisans, n’a de rivaux à craindre ni dans le passé, ni dans le présent. La splendeur souveraine de sa pensée ne permet pas au regard d’apercevoir dans l’espace entier d’autre lumière que la sienne. S’il a écrit des odes, il laisse bien loin derrière lui Pindare et David ; il concilie, par un privilège inattendu, la pureté grecque et la hardiesse hébraïque. S’il a dit un jour : Je veux régénérer le théâtre, et, si, pour le prouver, il a encadré quelques-uns de ses caprices dans une série de noms historiques, ses courtisans lui répéteront chaque matin qu’il réunit en lui-même Shakespeare, Calderon et Schiller, qu’il a touché les cimes les plus élevées de la passion, de la fantaisie et de la philosophie. S’il a consenti à tenter le roman par bienveillance pour les esprits du second ordre, s’il a résolu d’offrir sa pensée à la multitude sous le modeste vêtement de la prose, tous les génies de l’Europe moderne qui ont mis dans le roman l’histoire des nations ou l’histoire du cœur, ne sont tout au plus que les précurseurs du poète-roi. Ils ont annoncé sa venue, mais par eux-mêmes ils ne méritent pas d’être nommés