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LES AMITIÉS LITTÉRAIRES.

poèmes ; ne lui parlez pas du plaisir de régner par la seule puissance de l’imagination ; du haut des régions divines qu’il habite, il ne vous entendrait pas. Il a pris au sérieux son apothéose ; il possède désormais l’omniscience intuitive, et s’il n’est pas encore parvenu à ébranler l’Olympe en fronçant le sourcil, du moins il lui suffit de vouloir pour éclairer, en se jouant, les questions les plus obscures ; et même, à parler nettement, il n’y a pas pour lui de véritable question. Il sait et il comprend toute chose directement sans avoir à traverser les ambages de la dialectique vulgaire. Il voit la vérité face à face, pure, entière et splendide. Si la société refuse de le consulter sur ses prochaines destinées, elle tombera dans le désordre et la confusion ; mais il est généreux et magnanime, et à l’heure du péril sa voix saura bien se faire entendre.

L’amitié, inquiète devant la gloire, muette devant la popularité, n’a plus même la ressource du silence devant l’apothéose. Elle se retire à pas lents, avec la crainte de ne jamais revenir sur ses pas. Quand elle avait une lutte à soutenir, quand elle pouvait espérer de ramener le poète à la sagesse, à la modération, son devoir était de demeurer fidèlement près de lui ; quoique le terrain de la défense se rétrécît chaque jour, cependant il ne lui était pas permis de déserter. Mais aujourd’hui, demeurer plus long-temps, serait inutile et insensé. Entre un dieu et un homme, il n’y a de possible que la prière et la clémence ; or, ni la clémence ni la prière n’appartiennent à l’amitié. Dès que l’égalité fraternelle a cessé, dès que les deux intelligences, unies autrefois par une intimité de tous les instans, n’ont plus les mêmes droits et les mêmes devoirs, l’amitié n’est plus qu’une parole vide, qu’un nom sonore et menteur. Le critique, en abandonnant le poète, accomplit un acte de bon sens et de dignité. Il n’a rien à se reprocher, puisque son rôle est terminé. S’il consentait à garder le titre d’ami, lorsqu’il ne peut plus exprimer franchement son avis, il se rendrait coupable de lâcheté ; il perdrait sa propre estime et n’obtiendrait, pour prix de sa complaisance, qu’un sourire dédaigneux ; il revêtirait la livrée d’un valet, et n’aurait pas même la reconnaissance du maître qu’il se serait donné. Car l’obéissance ne suffit pas au poète transfiguré ; il lui faut l’adoration ; tout autre sentiment est pour lui sans valeur, et ne mérite pas un regard. L’amitié agit donc sagement en laissant le poète au milieu de la foule muette qui a bâti son temple ; en quittant cette multitude agenouillée, elle n’a rien