Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/669

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
665
SUR L’ABUS DES ADJECTIFS.

croire par comparaison, car il est arrivé depuis peu, comme vous savez, que certains mots, d’ailleurs convenables, ont éprouvé de petites variations qui ne font de tort à personne. Autrefois, par exemple, on disait tout bêtement : Voilà une idée raisonnable ; maintenant on dit bien plus dignement : Voilà une déduction rationnelle. C’est comme la patrie, vieux mot assez usé ; on dit le pays ; voyez nos orateurs, ils n’y manqueraient pas pour dix écus. Quand deux gouvernemens, la Suisse et la France, je suppose, convenaient ensemble de faire payer dix ou douze sous un port de lettre, on disait jadis trivialement : « C’est une convention de poste ; » maintenant on dit : « Convention postale. » Quelle différence et quelle magnificence ! Au lieu de surpris ou d’étonné, on dit : « Stupéfié. » Sentez-vous la nuance ? Stupéfié ! non pas stupéfait, prenez-y garde ; stupéfait est pauvre, rebattu ; fi ! ne m’en parlez pas, c’est un drôle capable de se laisser trouver dans un dictionnaire. Qui est-ce qui voudrait de cela ? Mais Cotonet, par-dessus tout, préfère trois mots dans la langue moderne ; l’auteur qui, dans une seule phrase, les réunirait par hasard, serait, à son gré, le premier des hommes. Le premier de ces mots est : morganatique ; le second, blandices, et le troisième… le troisième est un mot allemand.

Je retourne à mon dire. Nous ne pûmes long-temps demeurer dans l’indifférence. Notre sous-préfet venait d’être changé ; le nouveau-venu avait une nièce, jolie brune pâle, quoique un peu maigre, qui s’était éprise des manières anglaises, et qui portait un voile vert, des gants orange, et des lunettes d’argent. Un soir qu’elle passait près de nous (Cotonet et moi, à notre habitude, nous nous promenions sur le jeu de boule), elle se retourna du côté du moulin à eau qui est près du gué, où il y avait des sacs de farine, des oies et un bœuf attaché : « Voilà un site romantique, » dit-elle à sa gouvernante. À ce mot, nous nous sentîmes saisis de notre curiosité première. Hé, ventrebleu, fis-je, que veut-elle dire ? ne saurons-nous pas à quoi nous en tenir ? Il nous arriva sur ces entrefaites un journal qui contenait ces mots : « André Chénier et Mme de Staël sont les deux sources du fleuve immense qui nous entraîne vers l’avenir. C’est par eux que la rénovation poétique, déjà triomphante et presque accomplie, se divisera en deux branches fleuries sur le tronc flétri du passé. La poésie romantique, fille de l’Allemagne, attachera ainsi à son front une palme verte,