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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/742

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pour lui faire essayer des pianos de Silbermann. En moins de deux heures, douze pianos chantèrent sous sa main, et douze fois les musiciens, abattus et découragés, s’étonnèrent de l’étrange fécondité de cet homme qui passait ainsi d’un instrument à l’autre, variant à l’infini sa pensée et son style. En effet, après les premiers préludes, il se pose pour thème un motif large et sévère, et le travaille un instant ; puis, tout à coup il s’interrompt, se lève, et va s’asseoir dans le salon voisin. Tous ceux qui venaient de l’entendre s’attendaient à le voir continuer le chant et l’épuiser. Point du tout ; il en invente un autre, le lance et l’arrête de même, lorsqu’il est plein de sève et de vie et pourrait courir une heure encore sur le clavier. Deux heures sonnaient à l’horloge du château quand la séance fut levée, et tous les assistans se séparèrent pleins d’enthousiasme pour le grand artiste, et d’amitié pour le vieillard qui venait de se dévouer à leurs plaisirs avec tant de complaisance et de grace naïve.

Le lendemain, dès neuf heures, une voiture aux armes de Prusse se tenait à la porte de l’auberge où demeurait le maître de chapelle ; ce jour-là Frédéric visitait avec lui les orgues de la ville. Malgré les fatigues de la nuit précédente, Bach s’était levé plus tôt que d’habitude, afin de donner tout le temps nécessaire aux soins de sa toilette. Lorsqu’il descendit, tous les gens de la maison furent émerveillés de tant de luxe et ne comprenaient pas comment ce noble seigneur, qui s’en allait à la cour en si grand équipage, était le même homme qu’ils avaient pris la veille pour un pauvre diable, à la chétive apparence de ses vêtemens. Il portait un habit de drap noir, et par-dessous une veste de satin de la même couleur où serpentait un éclatant jabot. Ajoutez à cela des bas de soie, des boucles d’or ciselé, présent du grand-duc Léopold, des manchettes de dentelles qui se répandaient avec profusion, recouvrant à demi des mains d’une blancheur exquise, et vous aurez une idée assez exacte du costume de fête de Jean-Sébastien Bach. Il était heureux et triomphant ; ses yeux éclataient d’une lueur de vie et de jeunesse ; son visage rayonnait comme toutes les fois qu’il allait s’asseoir à un nouveau clavier. Arrivé à la prochaine église, il monta à l’orgue, et s’en empara ; car c’était sa destinée à lui de trouver toujours la porte ouverte et l’instrument docile, et l’on dit, en Allemagne, qu’à son approche l’orgue rendait de sourds murmures, de même que la jument hennit quand elle sent venir son cavalier. Dès les premiers