Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/753

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
749
JEAN-SÉBASTIEN.

C’est une fécondité miraculeuse qui semble prendre à tâche de lutter constamment avec les règles de la plus austère science. C’est l’ange qui revêt une chasuble pesante sans rien perdre de sa libre démarche et de la fantaisie de ses ailes, la pensée enfin qui baisse la tête, et de propos délibéré se soumet à la forme. Certes, sous le souffle de la pensée, la forme se dilate et grandit d’une façon étrange, mais jamais au point d’éclater ; on ne cesse d’apercevoir la divine chrysalide à travers les innombrables fils de soie et d’or qui se croisent autour d’elle et l’enveloppent. Elle chante, s’agite, et bat des ailes. Tantôt c’est l’ange de la mort tenant une palme auprès d’un sépulcre, tantôt Marguerite qui file à son rouet ou peigne au soleil ses cheveux blonds ; quelquefois on croirait voir une princesse enchantée dans le palais de cristal où la retient captive quelque vieux magicien de Bohême.

Dans les œuvres que Sébastien a écrites à quatre parties, vous pouvez presque toujours supprimer la partie supérieure et la partie inférieure sans que la musique en devienne moins claire et moins chantante. Ce sont les voix intermédiaires qui se chargent alors de tout le travail, et portent à elles seules le poids de l’harmonie. C’est par luxe que Sébastien attelle quatre chevaux à son char ; telle est leur race généreuse que deux suffiraient pour le conduire aux étoiles.

La manière dont Bach traitait la modulation et l’harmonie une fois adoptée, sa mélodie devait nécessairement prendre une forme toute particulière. Le musicien, en rassemblant plusieurs mélodies dont la destinée est de chanter simultanément et de tendre au même but, doit surtout bien se garder d’en affectionner une plus que les autres, et de la travailler avec plus d’amour, de sorte qu’elle attire sur elle toute l’attention de l’homme qui écoute. Il faut que les mélodies se partagent l’éclat entre elles : c’est tantôt l’une qui porte la couronne, et tantôt l’autre ; et même il n’arrive jamais

    un moyen d’agrandir et de développer les ressources de l’art, il est évident qu’elle ne peut, sous quelque prétexte que ce soit, se passer de mélodie ; et maintenant, lorsque l’harmonie est, comme chez Jean-Sébastien, une mélodie compliquée, je ne conçois pas comment on peut sérieusement soutenir cette opinion. On peut dire d’un homme qu’il n’a fait que perfectionner la mélodie ; à tout prendre, la mélodie peut être telle par elle-même et sans le secours de l’harmonie, tandis qu’une harmonie élevée et pure n’existe au contraire qu’à la condition de la mélodie. L’homme qui a perfectionné l’harmonie a perfectionné aussi la mélodie ; on n’en peut dire autant du mélodiste simple qui n’agit que sur une partie du tout.