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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/100

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l’Yankee vit à l’aise. Celui-ci se passionne, tout seul, pour l’œuvre qu’il a conçue et qu’il s’est imposée. Le Français ne peut se passionner pour une entreprise industrielle qu’à condition d’être avec d’autres hommes, dont le concours soit évident et palpable, ou plutôt il n’est pas apte à se passionner pour un travail matériel, car il réserve ses affections et ses sympathies pour ce qui est vivant. Il lui est absolument impossible, à lui, d’être amoureux d’un défrichement, d’éprouver pour le succès d’une manufacture les mêmes transports que pour le salut d’un ami ou le bonheur d’une maîtresse ; mais il est susceptible de s’y appliquer avec ardeur, si ses passions caractéristiques, sa soif de la gloire et son émulation, sont excitées par le contact humain. S’il s’agissait de coloniser avec des Français, il faudrait donc peu compter sur les tentatives individuelles. En toute chose, le Français a besoin de sentir légèrement le coude du voisin, comme dans une ligne de bataille. Sur une terre à coloniser, on peut jeter des Américains isolés ; ils y formeront une multitude de petits centres qui, s’élargissant chacun de son côté, finiront par embrasser un grand cercle. S’il s’agit de Français, on doit porter avec eux sur la terre nouvelle un ordre social tout fait, des liens sociaux tout établis, ou, au moins, un cadre régulier d’ordre social et des points d’attache pour les liens sociaux ; c’est-à-dire qu’il leur faut, dès l’abord, le grand cercle avec son centre unique bien apparent.

Le Canada est à peu près la seule colonie que nous ayons fondée exclusivement avec des Français[1]. On y transporta une organisation sociale complète. Une fois le pays reconnu, la flotte royale y débarqua des seigneurs à qui le roi avait octroyé des fiefs. Ils étaient suivis de vassaux qu’ils avaient pris en Normandie et en Bretagne, et à qui ils distribuèrent des terres. Elle y déposa en même temps un clergé régulier et séculier, doté, lui aussi, d’amples domaines territoriaux, et qui de plus préleva la dîme. Puis vinrent des marchands et des compagnies à qui des priviléges étaient accordés pour la traite des pelleteries et pour le commerce. En un mot, les trois ordres, clergé, noblesse et tiers-état, furent importés, tout d’une pièce, de la vieille France dans

  1. Dans la Louisiane, à Saint-Domingue et dans les îles, la masse de la population était formée de noirs.