Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/209

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
205
THÉÂTRE FRANÇAIS.

a su construire une pièce blâmable sans doute sous bien des rapports, mais qui a été sincèrement applaudie, et qui plusieurs fois a mérité de l’être. La pièce est triple, et c’est là, selon moi, son plus grand défaut. Depuis que la mémoire et l’imagination sont nettement distinguées l’une de l’autre, la biographie et la poésie sont distinguées avec la même précision et séparées par un immense intervalle. Je pense qu’il y a dans la pièce de Mme Ancelot l’étoffe de trois pièces, et que chacune de ces trois pièces aurait beaucoup gagné à se développer d’une façon indépendante. Le triple sacrifice dont se compose le martyre de Marie, car c’est un véritable martyre, oblige l’auteur à une triple exposition, et cette nécessité, quoique franchement acceptée, a de graves inconvéniens. L’action, qui recommence d’acte en acte, à plusieurs années d’intervalle, obligée de s’expliquer au moment où elle devrait se continuer sans interruption, languit inévitablement, et le dialogue le plus rapide ne saurait déguiser cet embarras. L’un des trois sacrifices auxquels nous assistons suffirait amplement à défrayer toute la soirée ; et l’art dramatique, circonscrit dans le champ d’une action unique, serait forcé de chercher dans cette action toutes les richesses qu’elle renferme. En essayant d’embrasser la biographie entière d’une femme, Mme Ancelot s’est interdit les développemens, sans lesquels il n’y a pas de poésie sérieuse : les trois actions se nuisent mutuellement, au lieu de s’étayer. Le dévouement de la fille à son père nous étonne encore plus qu’il ne nous émeut. Pourquoi ? C’est que la lutte entre l’amour et le devoir s’achève trop vite, ou plutôt n’a pas le temps de se montrer. À peine Marie a-t-elle compris qu’il s’agit de choisir entre son amant et son père, qu’elle se décide et tranche la difficulté. Cette rapide résolution peut s’autoriser d’exemples nombreux. Le dévouement croirait se profaner en hésitant. À la bonne heure ! Mais nous n’allons pas au théâtre pour voir la réalité réduite à elle-même. Nous exigeons du poète quelque chose de supérieur à la réalité ; nous voulons qu’il nous initie à tous les motifs qui gouvernent ses personnages ; et pour accomplir cette tâche, trois heures ne sont pas trop. Si nous avions vu, et nous avions le droit de l’espérer, le père, la fille et l’amant aux prises avec la passion et la fortune, chacun des trois nous eût semblé plus grand, parce que chacun des trois eût été humainement plus complet. Plus amoureuse et plus aimée de Charles, plus