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Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 8.djvu/309

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DE LA PROPRIÉTÉ EN FRANCE.

d’épargne, car elles prêtent leurs fonds au trésor ; ni aux entreprises industrielles, qui sont sujettes aux chances de la mauvaise comme de la bonne gestion : il ne croit qu’à la terre, le seul fonds que l’étranger et le pouvoir ne puissent pas emporter à la semelle de leurs souliers. Dès qu’il a mis en réserve quelques écus, au lieu de s’en servir pour améliorer l’arpent qu’il possède, il achète et achète encore pour l’arrondir.

Cette passion bien connue des paysans pour la propriété foncière a donné lieu à de sauvages, mais lucratives spéculations. Les premiers qui s’en avisèrent furent des artisans enrichis, à qui leur instinct plébéien, instinct de destruction et de nivellement tant qu’il n’est pas éclairé, révéla promptement cette source de profits. La première bande se composait de chaudronniers et de revendeurs de ferraille qui savaient le prix des débris ; ils s’abattirent comme une volée de corbeaux sur les grands domaines et sur les vieux châteaux, achetant ces ruines à vil prix pour les débiter au poids de l’or. La terre fut disséquée par lots d’un ou de deux arpens, les châteaux furent démolis et les matériaux vendus, la pierre pour de la pierre, le bois pour du bois, le fer pour du fer. C’est ainsi que les derniers vestiges de l’art et du régime féodal disparurent de la France.

Aujourd’hui qu’il n’y a plus de châteaux à détruire, la spéculation se porte sur les moyennes propriétés ; elle les décompose partout où elle peut les atteindre, et les distribue. Les banquiers s’en sont mêlés après les chaudronniers ; puis sont venus les usuriers de campagne, les agens d’affaires, les notaires et les avoués. La spéculation ne s’arrête, depuis deux ans, que parce que les petites bourses, à force de saignées réitérées, se trouvent momentanément épuisées. Au reste, la tradition populaire a confondu tous les spéculateurs sous une dénomination commune, qui montre que l’on ne voit pas s’accomplir, sans une espèce d’effroi superstitieux l’œuvre du morcellement ; le nom de bande noire leur est resté.

Dans certains départemens, partout où les cultivateurs s’enrichissent par l’industrie ou par l’émigration, les paysans vont d’eux-mêmes au-devant de la spéculation ; ils tentent les propriétaires, en offrant d’une parcelle deux ou trois fois ce qu’elle vaut. Par suite de cette concurrence, le prix des terres s’est élevé