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l’empereur s’est arrêté sans pouvoir faire un pas de plus. Mais l’enfant et le troupeau sont déjà bien plus avant. »

Chaque soir, j’avais à traverser tout le champ de bataille, à la nuit close, pour regagner mon gîte, en arrière de Maison-le-Roi. À cette heure la chouette se lamente dans les décombres d’Hougoumont ; les chauve-souris passent sur votre tête en effleurant d’opaques nuages. Au loin, les chiens hargneux hurlent dans les fermes, et sur le pavé des chaussées on entend gémir les roues de quelque attelage invisible. Le tumulus des Anglais, surmonté du lion de marbre, les colonnes qui bordent le chemin, le monument de fer des Prussiens, s’exhaussent dans les ténèbres. L’horizon est lourd et sinistre. Pour peu que le vent s’élève et fasse trembler le feuillage des futaies voisines, on croit entendre des ames murmurer et des esprits passer sur la face de la terre.

Mais pour qui ces hommes sont-ils morts ? Pour le juste ou l’injuste ? N’y avait-il, comme on le prétend, rien au bout de ces deux mots : Vive l’empereur ! N’était-ce que la cause d’un homme qui se débattait à Waterloo ? Et, si cela est, comment concilier la liberté avec l’inguérissable regret de ce qui a causé la chute du despote ? Grandes questions qui se soulèvent à chaque pas devant vous dans cette triste vallée, comme les fantômes sous la tente de Richard.

Il est deux époques dans la vie de Napoléon qui se distinguent d’elles-mêmes : dans la première, il est exclusivement l’homme de la France, le ministre de la volonté nationale. Il combat pour les foyers, pour la frontière ; il traite avec l’étranger, non pour envahir, mais pour conserver. C’est l’homme d’Arcole et de Campo-Formio ; c’est le consul de Marengo. Il est pour lui une autre époque, quand, la cause nationale étant gagnée en apparence, il agrandit la question dans la paix comme dans la guerre : au lieu du pays, le monde ; au lieu de la France, l’humanité. Désormais, il appuie son levier sur la France, comme sur un point fixe, pour créer un univers nouveau, jusqu’à ce que ce point d’appui ploie et succombe sous l’effort. C’est l’époque qui commence en 1804 et finit en 1815 ; c’est l’établissement de l’empire. À Bonaparte succède Napoléon.

Jusque-là la France avait été le but ; elle devient le moyen. Les évènemens qui suivent ne paraissent plus résulter des conditions naturelles du pays. Au lieu de l’évidente logique qui avait auparavant mené les évènemens, tout semble abandonné à la fantaisie d’un