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années, avec éclat à Copenhague, après avoir comparé l’alphabet runique du nord à l’alphabet grec, étrusque, slave, phénicien, persan, arménien, égyptien, indien, n’hésite pas à croire que cet alphabet provient, comme la langue scandinave, de la race gotho-caucasienne, et que c’est là l’origine même de l’écriture[1].

De cet essai grossier d’intelligence, l’Islande arrive promptement à une manifestation plus libre et plus complète de la pensée. Elle passe des caractères informes, mal composés, à l’alphabet européen ; de l’inscription tumulaire à la littérature. Cette littérature ne ressemble pas à celle des autres peuples, et il suffit d’observer l’état du pays, pour comprendre qu’il ne pouvait en être autrement. Il n’y a là, ni villes, ni centre de réunion. Toutes les habitations sont éloignées l’une de l’autre. Le prêtre est seul, le paysan seul. Si deux familles se rencontrent, c’est par hasard ; si elles se réunissent, ce n’est que pour un instant. Les moyens de communications sont rares et difficiles. Le messager payé par le gouverneur s’en va deux fois par an, du midi au nord de l’île, et met trois mois à faire son voyage. À part cette excursion officielle, la famille islandaise n’a que la grande foire d’été pour savoir ce qui arrive dans le pays et au-delà. Adieu donc le bruit quotidien des journaux ; adieu l’éclat de la tribune ; adieu la voix encourageante du salon. L’homme qui s’occupe d’études passe solitairement sa vie, au milieu de son enclos ; s’il lui vient une noble et généreuse inspiration, pas une parole sympathique ne l’encourage ; s’il lui vient une heure de doute, pas une main amie n’est là pour le relever. C’est chose triste à voir et douce en même temps. C’est une preuve encore que le travail de l’intelligence est bien au-dessus de tous ces ressorts factices dont nous voudrions le faire dépendre, que l’homme peut vivre avec bonheur dans un cercle suivi d’études, et se passer de ce murmure d’approbation que nous nous sommes habitués à envier.

Par suite de cet isolement des individus, la littérature islandaise présente un caractère singulier que l’on retrouverait difficilement ailleurs. Elle a échappé à l’imitation, mais elle a échappé aussi à l’entraînement des masses. Ailleurs, le siècle jette au peuple une grande pensée, l’homme de génie imprime à son époque un large mouvement ; ici le siècle n’a qu’une action lente et uniforme ; l’homme de génie est à peine entendu. En France, Voltaire donne à toute une génération la parole railleuse, le rire sceptique ; en Allemagne, Goethe change la marche de la littérature ; en Angleterre, Byron fait retentir dans tous les cœurs la plainte amère de Manfred, la longue élégie de Child-Harold. En Islande, la voix du poète passe comme l’écho de rocher en rocher, de maison en maison. Elle

  1. Periculum runologicum, 1 vol., in-8o. Copenhague, 1823,