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Pour se jeter dans la pratique des grandes choses, pour manier audacieusement les affaires de la civilisation, il faut qu’un peuple ne connaisse pas les limites de ses forces. Tous ceux qui ont pris jusqu’à présent l’initiative dans l’histoire, ont été possédés de cette sublime ignorance. Quand un peuple a connu sa mesure, il se retire de la lice ; le Dieu n’habite plus en lui.

On demande pourquoi les grands évènemens, comme les grandes inspirations, manquent aujourd’hui au monde ; je réponds que tous les peuples européens ayant fait dans ces derniers temps, l’un après l’autre, l’épreuve de leur faiblesse, tous hésitent à s’emparer résolument des affaires du monde : aucun n’a plus foi en lui-même. Ce fut une des missions de Napoléon, et l’un des buts de l’établissement de 1804, que de les briser les uns après les autres, et les uns par les autres, afin que nul ne se confiant plus en sa force isolée, ils n’entreprennent plus rien que d’un effort commun. Jusqu’à ce jour, tous les grands résultats de l’activité humaine ont été produits par l’énergie des sentimens nationaux. Plus ces sentimens ont été concentrés, plus aussi les nations ont été fortes et fécondes. C’est ce qui explique comment de si grandes choses se sont produites sous le despotisme d’un homme qui exaltait et personnifiait le génie particulier d’un état. Ainsi Athènes sous Périclès, Rome après César, Florence sous les Médicis, la France sous Louis XIV. De nos jours, au contraire, l’esprit de chaque nation, en particulier, s’efface et se confond ; en même temps disparaissent, pour un moment, les grandes audaces et les sublimes entreprises. Il y a une espèce d’interrègne dans le monde ; l’univers est rempli de lambeaux qui se cherchent l’un l’autre ; vous diriez d’un serpent qu’un géant vient de partager en plusieurs tronçons en le foulant sous ses pas. Consultez, visitez, interrogez les peuples les plus vantés ; ils sont tous frappés d’impuissance et d’inertie. Aux uns, c’est la force matérielle qui manque ; aux autres, c’est la vie de l’intelligence ; à tous, c’est l’indépendance et la spontanéité. Ils ont d’excellentes parties et, pour ainsi dire, des membres achevés ; mais pas un ne forme à lui seul un ensemble complet et organique. Chacun a son but devant soi ; pas un n’ose y toucher. La Russie recule devant sa proie en Orient, l’Allemagne devant son unité, la France devant sa liberté. Dans ces circonstances, le génie de tous s’allanguit, car il ne s’est pas encore formé un esprit général à la