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selle de prix, et quand son choix était fixé, il reprenait d’un ton haut et avantageux : « Ceci est bien ; mettez ceci à part ; je me propose de prendre tout cela[1]. »

Pendant qu’il achetait ainsi des choses de grande valeur, sans s’inquiéter de savoir s’il trouverait de quoi les payer, la fin de la messe arriva, et les fidèles sortirent en foule de la cathédrale. Le roi et la reine, marchant de compagnie, prirent le chemin le plus direct pour revenir au palais, et traversèrent la place du commerce[2]. Le cortége dont ils étaient suivis et le peuple qui se rangeait devant eux avertirent Leudaste de leur passage ; mais il ne s’en émut point, et continua de s’entretenir avec les marchands, sous le portique de bois qui entourait la place et servait comme de vestibule aux différens magasins[3]. Quoique Frédégonde n’eût aucune raison de s’attendre à le rencontrer là, du premier regard, avec la vue perçante de l’oiseau de proie, elle découvrit son ennemi dans la foule des promeneurs et des acheteurs. Elle passa outre, pour ne pas effaroucher l’homme dont elle voulait s’emparer à coup sûr, et dès qu’elle eut mis le pied sur le seuil du palais, elle dépêcha plusieurs de ses gens, braves et adroits, avec l’ordre de surprendre Leudaste, de le saisir vivant, et de le lui amener garotté[4].

Afin de pouvoir s’approcher de lui sans lui inspirer aucune défiance, les serviteurs de la reine déposèrent leurs armes, épées et boucliers, derrière un des piliers du portique ; puis, se distribuant les rôles, ils avancèrent de façon à lui rendre la fuite et la résistance impossibles[5]. Mais leur plan fut mal exécuté, et l’un d’eux, trop impatient d’agir, mit la main sur Leudaste avant que les au-

  1. Species rimatur : argentum pensat, atque diversa ornamenta prospicit, dicens : Hæc et hæc comparabo, quia multum mihi aurum argentumque resedit. (Gregorii Turon., Hist. lib. vi, pag. 283.)
  2. Igitur egresso rege cum regina de ecclesia sancta… (Ibid.)
  3. Ista illo dicente… (Ibid.) — L’absence de tout vestige de substruction en maçonnerie romaine permet de conjecturer que les bâtimens de cette place publique étaient de bois, chose du reste fort commune alors dans les villes du nord de la Gaule. La bâtisse en bois, souvent employée à la construction des églises et d’autres édifices considérables, ne manquait ni d’art ni de goût. Voir Fortunati, carmen de Domo lignea, apud Biblioth. patrum, tom. x. pag. 583.
  4. Adriani Valesii, rerum francic., lib. xi, pag. 161.
  5. Subitò advenientes reginæ pueri, voluerunt eum vincire catenis. (Gregorii Turon., Hist. lib. vi, pag. 283.)