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arrêtez à la surface des mots. Dans le passage de saint Jean que vous citez, il ne s’agit pas de boire sacramentellement, mais de boire spirituellement. Jésus-Christ lui-même avertit ses disciples qu’il leur parle d’une manducation spirituelle quand il dit : Je suis le pain de vie, qui vient à moi n’aura jamais faim, et qui croit en moi n’aura jamais soif. Quiconque a une foi pure et fait des œuvres dignes de la foi, mange la chair et boit le sang de Jésus-Christ. Quant à ce que dit saint Paul, cela s’adresse aux prêtres seulement. D’ailleurs, réfléchissez-y ; vous devez vous soumettre à la décision des chefs apostoliques qui sont éclairés par le Saint-Esprit et ne peuvent errer.

— Même quand ils nomment Agnès pour pape[1] ?

— Ce fut là une erreur matérielle.

— Et comment se fait-il que les papes cassent une loi portée par leurs prédécesseurs, s’ils sont infaillibles ? La loi est bonne ou elle est mauvaise ; si elle est bonne, ils se trompent en la cassant ; si elle est mauvaise, leurs prédécesseurs se sont trompés.

— Ce qui est utile aujourd’hui peut ne pas l’être demain. Vous le voyez, du reste, l’église entière est contre vous ; si Jésus-Christ avait ordonné aux laïques de prendre le calice, cela aurait-il été seulement révélé aux Bohémiens et après tant de siècles ? Or, vous le savez, aucune école n’enseigne cette doctrine, aucune ville ne l’approuve. Ce serait, en vérité, une merveille si avec vos grands repas, vos vins mêlés de bière et vos longs sommes, vous entendiez mieux l’Écriture que les autres avec leurs jeûnes et leurs veilles[2].

À ces mots, de grands cris s’élevaient parmi les Bohémiens.

— C’est bien à vous de parler de jeûnes et de veilles, s’écriait l’énorme Ulric en se frayant difficilement un passage jusqu’à Æneas Sylvius, et agitant devant lui sa masse charnue et suante ! Ne savons-nous pas que vous êtes tous esclaves de l’avarice, gens impatiens, abîmés dans l’intempérance, ministres de toutes sortes de crimes, prêtres du diable et précurseurs de l’antichrist ; ne savons-nous pas que l’argent est votre ciel, et que vous avez votre ventre pour dieu ?

— Vous avez un dieu en bon état, répondait Æneas Sylvius en posant doucement la main sur l’abdomen tremblant du fougueux orphelin ; on voit que vous vous macérez fort par les jeûnes[3].

  1. La papesse Jeanne s’appelait aussi Agnès.
  2. Mirabile dictu est si multa fercula et mixta cerevisiæ vina et longissimi somni, melius vobis scripturam exponunt quam cæteris abstinentiæ atque vigiliæ. (Lettre d’Æneas Sylvius au cardinal Carvajal.)
  3. Voyez Hist. de la guerre des Hussites, par Lenfant, p. 169 à 201, et la lettre d’Æneas Sylvius au cardinal Carvajal.