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MAUPRAT.

grand-père était demeuré chez elle les deux derniers jours qu’elle passa en ce monde.

— Versez-moi un verre de vin d’Espagne, car je sens le froid qui me gagne. Ce n’est rien, c’est l’effet que me produisent mes souvenirs quand je commence à les dérouler. Cela va passer.

Il avala un grand verre de vin, et nous en fîmes autant, car nous avions froid aussi en regardant sa figure austère, et en écoutant sa parole brève et saccadée. Il continua.

— Je me trouvai donc orphelin à sept ans. Mon grand-père pilla dans la maison de ma mère tout l’argent et les nippes qu’il put emporter ; puis laissant le reste, et disant qu’il ne voulait point avoir affaire aux gens de loi, il n’attendit pas que la morte fût ensevelie, et me prenant par le collet de ma veste, il me jeta sur la croupe de son cheval, en me disant : Ah ! ça, mon pupille, venez chez nous, et tâchez de ne pas pleurer long-temps, car je n’ai pas beaucoup de patience avec les marmots.

En effet, au bout de quelques instans, il m’appliqua de si vigoureux coups de cravache, que je cessai de pleurer, et que me rentrant en moi-même comme une tortue sous son écaille, je fis le voyage sans oser respirer.

C’était un grand vieillard, osseux et louche. Je crois le voir encore tel qu’il était alors. Cette soirée a laissé en moi d’ineffaçables traces. C’était la réalisation soudaine de toutes les terreurs que ma mère m’avait inspirées, en me parlant de son exécrable beau-père et de ses brigands de fils. La lune, je m’en souviens, éclairait de temps à autre, au travers du branchage serré de la forêt. Le cheval de mon grand-père était sec, vigoureux et méchant comme lui. Il ruait à chaque coup de cravache, et son maître ne les lui épargnait pas. Il franchissait, rapide comme un trait, les ravins et les petits torrens qui coupent la Varenne en tous sens. À chaque secousse, je perdais l’équilibre et je me cramponnais avec frayeur à la croupière du cheval, ou à l’habit de mon grand-père. Quant à lui, il s’inquiétait si peu de moi, que si je fusse tombé, je doute qu’il eût pris la peine de me ramasser. Parfois s’apercevant de ma peur, il m’en raillait, et pour l’augmenter faisait caracoler de nouveau son cheval. Vingt fois le découragement me prit, et je faillis me jeter à la renverse ; mais l’amour instinctif de la vie m’empêcha de céder à ces instans de désespoir. Enfin, vers