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j’avais rêvé jadis une adoption plus complète. Si, à ma seconde tentative, on vous eût accordé à ma tendresse, vous eussiez été élevé avec ma fille, et vous seriez certainement devenu son époux. Mais Dieu ne l’a pas voulu. Il faut que vous commenciez votre éducation, et la sienne s’achève. Elle est d’âge à être établie, et d’ailleurs elle a fait son choix ; elle aime M. de La Marche qu’elle est à la veille d’épouser, elle vous l’a dit ?

Je balbutiai quelques paroles confuses. Les caresses et les paroles généreuses de ce vieillard respectable m’avaient vivement ému, et je sentais comme une nouvelle nature se développer en moi. Mais lorsqu’il prononça le nom de son futur gendre, tous mes instincts sauvages se réveillèrent, et je sentis qu’aucun principe de loyauté sociale ne me ferait renoncer à la possession de celle que je regardais comme ma proie. Je pâlissais, je rougissais, je suffoquais. Nous fûmes heureusement interrompus par l’abbé Aubert (le curé janséniste) qui venait s’informer des suites de ma chute. Alors seulement le chevalier sut que j’étais blessé, circonstance qu’il n’avait pas eu le loisir d’apprendre dans l’agitation de tant d’évènemens plus graves. Il envoya chercher son médecin, et je fus entouré de soins affectueux qui me parurent assez puérils, et auxquels je me soumis pourtant par un instinct de reconnaissance.

Je n’avais pas osé demander au chevalier des nouvelles de sa fille. Je fus plus hardi avec l’abbé. Il m’apprit que la prolongation et l’agitation de son sommeil donnaient quelque inquiétude, et le médecin étant revenu le soir pour me faire un nouveau pansement, me dit qu’elle avait beaucoup de fièvre, et qu’il craignait pour elle une maladie grave.

Elle fut en effet assez mal pendant quelques jours, pour donner de l’inquiétude. Dans les terribles émotions qu’elle avait éprouvées, elle avait déployé beaucoup d’énergie ; mais elle subit une réaction assez violente. De mon côté, je fus retenu au lit ; je ne pouvais faire un pas sans ressentir de vives douleurs, et le médecin me menaçait d’y rester cloué pour plusieurs mois, si je ne me soumettais à l’immobilité pendant quelques jours. Comme j’étais d’ailleurs en pleine santé, et que je n’avais jamais été malade de ma vie, la transition de mes habitudes actives à cette molle captivité me causa un ennui dont rien ne saurait rendre les angois-