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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/238

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vie sociale comme dans la vie sauvage. Je cachai mon visage dans mes mains ; je ne me rappelle pas avoir souffert davantage dans aucune des calamités de ma vie. Pourtant j’en éprouvai de bien réelles par la suite, et à tout prendre, j’eusse dû m’estimer heureux, au sortir du rude et périlleux métier de coupe-jarret, de trouver tant de biens inespérés, affection, sollicitude, richesse, liberté, enseignement, bons conseils et bons exemples. Mais il est certain que, pour passer d’un état de l’ame à un état opposé, même du mal au bien, même de la douleur à la jouissance et de la fatigue au repos, il faut que l’homme souffre, et que, dans cet enfantement d’une nouvelle destinée, tous les ressorts de son être se tendent jusqu’à se briser. Ainsi, à l’approche de l’été, le ciel se couvre de sombres nuées, et la terre frémissante semble prête à s’anéantir sous les coups de la tempête.

Je n’étais occupé en ce moment qu’à chercher un moyen d’assouvir ma haine contre M. de La Marche, sans trahir et sans laisser même soupçonner le lien mystérieux dont je me prévalais auprès d’Edmée. Quoique rien ne fût moins en vigueur à la Roche-Mauprat que la sainteté du serment, les seules lectures que j’eusse faites étant, comme je vous l’ai dit, quelques ballades de chevalerie, je m’étais pris d’un romanesque amour pour la fidélité des promesses, et c’était à peu près la seule vertu que j’eusse acquise. Le secret dû à Edmée me retenait donc invinciblement. — Mais ne trouverai-je pas, me disais-je, quelque prétexte plausible pour me jeter sur mon ennemi et pour l’étrangler ? — À dire vrai, cela n’était pas facile avec un homme qui semblait avoir un parti pris de politesse et de prévenances à mon égard.

Dans ces perplexités j’oubliai l’heure du dîner ; et quand je vis le soleil descendre derrière les tours du château, je me dis trop tard que mon absence avait dû être remarquée, et que je ne pourrais rentrer sans subir ou les brusques questions d’Edmée, ou ce clair et froid regard de l’abbé, qui semblait toujours éviter le mien, et que je surprenais tout à coup plongeant au plus profond de ma conscience.

Je résolus de ne rentrer qu’à la nuit, et je m’étendis sur l’herbe, essayant de dormir pour reposer ma tête brisée. Je m’endormis en effet. Quand je m’éveillai, la lune montait dans le ciel encore rouge des feux du soir. Le bruit qui m’avait fait tressaillir était bien lé-