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version ; puis enfin, s’étant arrêtée sur la porte, elle me dit d’une voix affectueuse : — Il faut aller vous reposer aussi ; vous êtes fatigué, vous êtes très triste et très changé depuis deux jours. Si vous ne voulez pas m’affliger, vous vous soignerez, Bernard.

Elle me fit un signe de tête amical et doux. Il y avait dans ses grands yeux, creusés déjà par la souffrance, une expression indéfinissable, où la méfiance et l’espoir, l’affection et la curiosité, se peignaient alternativement et parfois tous ensemble.

— Je me soignerai, je dormirai, je ne serai pas triste, répondis-je. — Et vous travaillerez ? — Et je travaillerai… Mais vous, Edmée, vous me pardonnerez tous les chagrins que je vous ai causés, et vous m’aimerez un peu. — Et je vous aimerai beaucoup, répondit-elle, si vous êtes toujours comme ce soir.

Le lendemain, dès le point du jour, j’entrai dans la chambre de l’abbé ; il était déjà levé et lisait. — Monsieur Aubert, lui dis-je, vous m’avez proposé plusieurs fois de me donner des leçons ; je viens vous prier de mettre à exécution votre offre obligeante.

J’avais passé une partie de la nuit à préparer cette phrase de début et le maintien que je voulais garder vis-à-vis de l’abbé. Sans le haïr au fond, car je sentais bien qu’il était bon et n’en voulait qu’à mes défauts, je me sentais beaucoup d’amertume contre lui. Je reconnaissais bien intérieurement que je méritais tout le mal qu’il avait dit de moi à Edmée ; mais il me semblait qu’il eût pu insister un peu plus sur ce bon côté dont il n’avait dit qu’un mot en passant, et qui n’avait pu échapper à un homme aussi sagace que lui. J’étais donc décidé à rester très froid et très fier à son égard. Pour cela, je pensais avec assez de logique que je devais montrer beaucoup de docilité tant que durerait la leçon, et qu’aussitôt après je devais le quitter avec un remerciement très bref. En un mot, je voulais l’humilier dans son emploi de précepteur, car je n’ignorais pas qu’il tenait son existence de mon oncle, et qu’à moins de renoncer à cette existence, ou de se montrer ingrat, il ne pouvait se refuser à faire mon éducation. En ceci je raisonnais très bien, mais d’après un très mauvais sentiment ; et par la suite j’en eus tant de regret, que je lui en fis une sorte de confession amicale, avec demande d’absolution.

Mais, pour ne pas anticiper sur les évènemens, je dirai que les premiers jours de ma conversion me vengèrent pleinement des pré-