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N’ayant pas la conscience de mon mal, il était fort naturel que la présence inopinée du solitaire dans ma chambre me causât une grande surprise et jetât le désordre dans mes idées. J’avais eu de si violens accès ce soir-là, qu’il ne me restait plus de force. Je me laissai donc aller à des divagations mélancoliques, et prenant la main du bonhomme, je lui demandai si c’était bien le cadavre d’Edmée qu’il avait posé sur ce fauteuil auprès de moi. — C’est Edmée bien vivante, me répondit-il à voix basse ; mais elle dort, mon cher monsieur, ne la réveillons pas. Si vous avez désir de quelque chose, je suis ici pour vous soigner, et c’est de bon cœur, oui-dà ! — Mon bon Patience, tu me trompes, lui dis-je ; elle est morte, et moi aussi, et tu viens pour nous ensevelir. Il faut nous mettre dans le même cercueil, entends-tu ? car nous sommes fiancés. Où est son anneau ? Prends-le et mets-le à mon doigt, la nuit des noces est venue.

Il voulut en vain combattre cette hallucination ; je persistai à croire qu’Edmée était morte, et je déclarai que je ne m’endormirais pas dans mon linceul, tant que je n’aurais pas l’anneau de ma femme. Edmée, qui avait passé plusieurs nuits à me veiller, était si accablée, qu’elle ne m’entendait pas. D’ailleurs, je parlais bas, comme Patience, par un instinct d’imitation qui ne se rencontre que chez les enfans ou chez les idiots. Je m’obstinai dans ma fantaisie, et Patience, qui craignait qu’elle ne se changeât en fureur, alla doucement prendre une bague de cornaline qu’Edmée avait au doigt, et la passa au mien. Aussitôt que je l’eus, je la portai à mes lèvres ; puis je croisai mes mains sur ma poitrine dans l’attitude qu’on donne aux cadavres dans le cercueil, et je m’endormis profondément.

Le lendemain, quand on voulut me reprendre la bague, j’entrai en fureur, et on y renonça. Je m’endormis de nouveau, et l’abbé me l’ôta pendant mon sommeil. Mais quand j’ouvris les yeux, je m’aperçus du rapt, et je recommençai à divaguer. Aussitôt Edmée, qui était dans la chambre, accourut à moi, et me passa l’anneau au doigt en adressant quelques reproches à l’abbé. Je me calmai sur-le-champ, et dis en levant sur elle des yeux éteints : — N’est-ce pas que tu es ma femme après ta mort comme pendant ta vie ? — Certainement, me dit-elle ; dors en paix. — L’éternité est