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MAUPRAT.

temps auprès de l’abbé. Je ne fus point étourdi des avantages matériels de ma position ; mais en voyant beaucoup de positions équivoques ou pénibles, je commençai à sentir le bien-être de la mienne. Je compris l’excellent caractère de mon gouverneur, et le respect de mon laquais ne me sembla plus incommode. Avec la liberté dont je jouissais, l’argent qui m’était fourni à discrétion, et la vigueur athlétique de ma jeunesse, il est étonnant que je ne sois pas tombé dans quelque désordre, ne fût-ce que dans celui du jeu, qui n’allait pas mal à mes instincts de combativité. Ce fut mon ignorance de toutes choses qui me préserva ; elle me donnait une méfiance excessive, et l’abbé, qui était très pénétrant et qui se sentait responsable de mes actions, sut habilement exploiter ma sauvagerie dédaigneuse. Il l’augmenta à l’égard des choses qui m’eussent été nuisibles, et la dissipa en sens contraire. Puis il sut accumuler autour de moi les distractions honnêtes qui ne remplacent pas les joies de l’amour, mais qui diminuent l’âcreté de ses blessures. Quant aux tentations de la débauche, je ne les connus point. J’avais trop d’orgueil pour désirer une femme qui ne m’eût pas semblé, comme Edmée, la première de toutes.

L’heure du dîner nous réunissait, et le soir, nous allions dans le monde. En peu de jours, j’en appris plus, à examiner d’un coin de l’appartement ce qui se faisait là, que je ne l’aurais fait en un an de conjectures et de recherches. Je crois que je n’aurais jamais rien compris à la société, vue d’une certaine distance. Rien n’établissait de rapports bien nets entre mon cerveau et ce qui occupait le cerveau des autres hommes. Dès que je me trouvai au milieu de ce chaos, le chaos fut forcé de se débrouiller devant moi et de me laisser connaître une grande partie de ses élémens. Cette route qui me menait à la vie ne fut pas sans charme, je m’en souviens, à son point de départ. Je n’avais rien à demander, à désirer ou à débattre dans les intérêts sociaux ; la fortune m’avait pris par la main. Un beau matin, elle m’avait tiré d’un abîme pour m’asseoir sur l’édredon et pour me faire enfant de famille. Les agitations des autres étaient un amusement pour mes yeux. Mon cœur n’était intéressé à l’avenir que par un point mystérieux, l’amour que j’éprouvais pour Edmée.

La maladie, loin de diminuer ma force physique, l’avait retrempée. Je n’étais plus cet animal lourd et dormeur que la digestion