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MAUPRAT.

qu’ils s’en doutassent. Au lieu de me sentir dominé et de chercher à m’effacer dans la foule, je m’imaginai que je pourrais la dominer quand je voudrais, et je m’entretins secrètement dans des rêves dont le souvenir me fait rougir. Si je ne me rendis pas souverainement ridicule, c’est grâce à l’excès même de cette vanité, qui eût craint de se commettre en se manifestant.

Paris offrait alors un spectacle que je n’essaierai pas de vous retracer, parce que vous l’avez sans doute étudié maintes fois avec avidité dans les excellens tableaux qu’en ont tracés des témoins oculaires, sous forme d’histoire générale ou de mémoires particuliers. D’ailleurs une telle peinture sortirait des bornes de mon récit, et j’ai promis seulement de vous raconter le fait capital de mon histoire, morale et philosophique. Pour que vous vous fassiez une idée du travail de mon esprit à cette époque, il suffira de vous dire que la guerre de l’indépendance éclatait en Amérique, que Voltaire recevait son apothéose à Paris, et que Franklin, prophète d’une religion politique nouvelle, apportait au sein même de la cour de France la semence de la liberté. Lafayette préparait secrètement sa romanesque expédition, et la plupart des jeunes patriciens étaient entraînés par la mode, par la nouveauté et par le plaisir inhérent à toute opposition qui n’est pas dangereuse.

L’opposition revêtait des formes plus graves et faisait un travail plus sérieux chez les vieux nobles et parmi les membres des parlemens ; l’esprit de la ligue se retrouvait dans les rangs de ces antiques patriciens et de ces fiers magistrats, qui d’une épaule soutenaient encore pour la forme la monarchie chancelante, et de l’autre prêtaient un large appui aux envahissemens de la philosophie. Les privilégiés de la société donnaient ardemment les mains à la ruine prochaine de leurs priviléges, par mécontentement de ce que les rois les avaient restreints. Ils élevaient leurs fils dans des principes constitutionnels, s’imaginant qu’ils allaient fonder une monarchie nouvelle où le peuple les aiderait à se replacer plus haut que le trône, et c’est pour cela que les plus grandes admirations pour Voltaire, et les plus ardentes sympathies pour Franklin, furent exprimées dans les salons les plus illustres de Paris.

Une marche si insolite, et, il faut le dire, si peu naturelle, de l’esprit humain, avait donné une impulsion toute nouvelle, une