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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 10.djvu/49

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MAUPRAT.

J’avais vu des fées figurer dans mes légendes de chevalerie. Je crus presque que Morgane ou Urgande venait chez nous pour faire justice, et j’eus envie un instant de me jeter à genoux, et de protester contre l’arrêt qui m’eût confondu avec mes oncles. Antoine, à qui Laurent avait rapidement donné le mot, s’approcha d’elle avec autant de politesse qu’il était capable d’en avoir, et la pria d’excuser son costume de chasse et celui de ses amis. Ils étaient tous neveux ou cousins de la dame de Rochemaure, et ils attendaient, pour se mettre à table, que cette dame, qui était fort dévote, fût sortie de la chapelle où elle était en conférence pieuse avec son aumônier. L’air de candeur et de confiance avec lequel l’inconnue écouta ce mensonge ridicule me serra le cœur, mais je ne me rendis pas compte de ce que j’éprouvais. — Je ne veux pas, dit-elle à mon oncle Jean qui faisait l’assidu d’un air de satyre auprès d’elle, déranger cette dame ; je suis trop inquiète de l’inquiétude que je cause moi-même à mon père et à mes amis dans ce moment pour vouloir m’arrêter ici. Dites-lui que je la supplie de me prêter un cheval frais et un guide, afin que je retourne vers le lieu où je présume qu’ils peuvent avoir été m’attendre. — Madame, répondit Jean avec assurance, il est impossible que vous vous remettiez en route par le temps qu’il fait ; d’ailleurs cela ne servirait qu’à retarder le moment de rejoindre ceux qui vous cherchent. Dix de nos gens bien montés et armés de torches partent à l’instant même par dix routes différentes, et vont parcourir la Varenne sur tous les points. Il est donc impossible que, dans deux heures au plus, vos parens n’aient pas de vos nouvelles, et que bientôt vous ne les voyiez arriver ici où ils seront hébergés le mieux possible. Tenez-vous donc en repos, et acceptez quelques cordiaux pour vous remettre, car vous êtes mouillée et accablée de fatigue. — Sans l’inquiétude que j’éprouve, je serais affamée, répondit-elle en souriant. Je vais essayer de manger quelque chose ; mais ne faites rien d’extraordinaire pour moi. Vous avez déjà mille fois trop de bonté. — Elle s’approcha de la table où j’étais resté accoudé, et prit un fruit tout près de moi sans m’apercevoir. Je me retournai et la regardai effrontément d’un air abruti. Elle supporta mon regard avec arrogance. Voilà du moins ce qu’il me sembla. J’ai su depuis qu’elle ne me voyait seulement pas, car tout en faisant effort sur elle-même pour paraître