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sant, avec une canne grosse comme une paille ; le surlendemain, il va au théâtre, où il garde son manteau, et appuyé sur une colonne, il promène autour de lui des regards mornes et désenchantés ; c’est à le croire fou de le rencontrer souvent. Pour faire de lui un portrait ressemblant, il faudrait peindre Dorat méditant sur les ruines de Palmyre, ou Napoléon avec des culottes vert tendre et un casque de cuir bouilli[1].

Il est arrivé un grand malheur à Évariste, qui fait des romans presque lisibles, et dont le style, nourri de barbarismes, en impose. Les journaux le traitent bien ; on l’invite à dîner, et il gagne par an une somme assez ronde. Mais il a écrit, en 1825, dans la préface d’un de ses livres, qu’un homme de génie devait être l’expression de son siècle. Depuis ce jour, il n’a repos ni trêve qu’il ne découvre l’esprit de son siècle, afin d’en être l’expression ; il cherche les mœurs du temps pour les peindre, et ne peut réussir à les trouver ; sont-elles à la chaussée d’Antin, au faubourg Saint-Germain, dans les boutiques des marchands, ou dans les salons des ministres, au Marais, au quartier latin, à la place Maubert ? Ne seraient-elles pas au corps-de-garde, au Jockey-club ou à Tortoni ? La lanterne en main, comme Diogène, il va et vient, et, chemin faisant, dit que Walter Scott n’est qu’un drôle, et que, pour lui, il a plus d’influence sur notre siècle que Voltaire sur le sien. Mais ce damné siècle ne veut pas répondre ; et au lieu de se contenter de peindre ce qu’il voit, et de constater les nuances, Évariste veut saisir un fil qui puisse tout réunir et tout concentrer ; son ambition est d’être le critérium, le nec plus ultrà de l’époque, et d’en posséder seul une clé unique. En attendant, il avoue, en rougissant, qu’on lui paie ses livres vingt mille écus, que ses créanciers le supplient à genoux de leur emprunter quelque argent, que, du reste, les femmes faciles l’ennuient, mais qu’il a fait une folie, une vraie folie, et, que voulez-vous ? il a été entraîné, et il a acheté, en passant à Saint-Cloud, une maison de campagne et une forêt.

Le peintre Vincent est un autre homme ; un chagrin mortel le dévore ; il est profondément méconnu ; les journaux le maltraitent, le public n’est qu’une brute, ses confrères sont envieux, sa

  1. Byron, partant pour la Grèce, portait un casque de cuir bouilli.