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ne comprenais nullement, et je cédais à l’ascendant de sa tendresse et à mon propre épuisement, sans pouvoir m’expliquer sa conduite. Dans une de ces luttes, ma saignée se rouvrit, et je me remis au lit sans que Marcasse s’en aperçût. Je tombai peu à peu dans un évanouissement profond, et j’étais presque mort, lorsque voyant mes lèvres bleues et mes joues violacées, il s’avisa de soulever mon drap, et me trouva nageant dans une mare de sang.

C’était au reste ce qui pouvait m’arriver de plus heureux ; je demeurai plusieurs jours plongé dans un anéantissement où la veille différait peu du sommeil, et grâce auquel, ne comprenant rien, je ne souffrais pas.

Un matin, ayant réussi à me faire prendre quelques alimens, et voyant qu’avec la force, la tristesse et l’inquiétude me revenaient, il m’annonça avec une joie naïve et tendre qu’Edmée n’était pas morte et qu’on ne désespérait pas de la sauver. Ce fut pour moi un coup de foudre, car j’en étais encore à croire que cette affreuse aventure était l’ouvrage de mon délire. Je me mis à crier et à me tordre les bras d’une manière effrayante. Marcasse, à genoux près de mon lit, me suppliait de me calmer, et vingt fois il me répéta ces paroles, qui me faisaient toujours l’effet des mots dépourvus de sens qu’on entend dans les rêves : — Vous ne l’avez pas fait exprès, je le sais bien, moi ! Non vous ne l’avez pas fait exprès ! C’est un malheur, un fusil qui part dans la main, par hasard ! — Allons ! que veux-tu dire ? m’écriai-je impatienté, quel fusil ? quel hasard ? pourquoi moi ? — Ne savez-vous donc pas comment elle a été frappée, maître ? Je passai mes mains sur ma tête comme pour y ramener l’énergie de la vie, et ne pouvant m’expliquer l’évènement mystérieux qui en brisait tous les ressorts, je me crus fou, et je restai muet, consterné, craignant de laisser échapper une parole qui pût faire constater la perte de mes facultés.

Enfin peu à peu, je ressaisis mes souvenirs, je demandai du vin pour me fortifier, et à peine en eus-je bu quelques gouttes, que toutes les scènes de la fatale journée se déroulèrent comme par magie devant moi. Je me souvins même des paroles que j’avais entendu prononcer à Patience aussitôt après l’évènement. Elles étaient comme gravées dans cette partie de la mémoire qui garde le son des mots, alors même que sommeille celle qui sert à en péné-