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faute à l’amour exagéré de la variété. Comme, malgré la docilité de M. Joly, le Salon du Roi ne se prêtait pas complaisamment à la peinture, M. Delacroix s’est cru obligé de venir en aide à l’architecte ; il a craint, en affermissant les contours de ses fleuves, de tomber dans la lourdeur. À notre avis, il s’est trompé ; et nous pensons que ses fleuves, dessinés avec plus de précision, deviendraient plus légers.

Personne, à coup sûr, ne contestera l’immense supériorité de ces peintures sur tous les ouvrages précédens de l’auteur. Pour nier cette supériorité, il faudrait nier l’évidence. Les qualités inattendues que M. Delacroix a révélées dans cette œuvre nouvelle ne frapperont pas seulement ses amis et ses admirateurs ; ceux même qui se préoccupent exclusivement de la correction et de la grandeur des maîtres d’Italie seront forcés de reconnaître, dans la décoration du Salon du Roi, que le peintre français soutient glorieusement la comparaison avec ces maîtres illustres. Malgré les fautes que nous avons relevées dans ces diverses compositions, la Guerre et la Justice, et surtout l’Industrie et l’Agriculture, rappellent, par l’élévation des têtes, par la grace des contours et l’harmonie des tons, les créations les plus heureuses du pinceau italien. Est-il probable que M. Delacroix eût fait un pareil progrès, eût acquis les qualités nouvelles que nous admirons, en continuant de concevoir et d’exécuter successivement des compositions dramatiques de nature diverse ? Nous ne le pensons pas. Certes depuis Dante et Virgile jusqu’à la Bataille de Taillebourg, il ne s’est pas ralenti un seul jour ; chacune des évolutions de ce talent énergique et volontaire a été un pas en avant ; chacun des ouvrages qu’il a signés de son nom a été pour lui un enseignement fécond ; mais les œuvres successives sont loin de valoir pour l’éducation pittoresque autant que l’exécution d’une œuvre unique, mais pareille, par l’étendue qu’elle embrasse, par la durée des efforts qu’elle impose, à une série d’œuvres nombreuses. Quoique nous professions pour la correction une estime très haute, quoique nous fassions assez peu de cas de la fantaisie imprévoyante, irréfléchie, qui prend l’étude pour l’engourdissement, nous croyons fermement qu’il n’est pas bon de s’entêter, de s’acharner sur une œuvre accomplie, et que le plus sûr moyen d’agrandir ses facultés consiste à les appliquer diversement. Mais cependant nous croyons en même temps que l’exécution d’une œuvre de longue durée est beaucoup plus pro-