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amis : il revint à la politique. Swift avait enfin quitté l’Irlande, pour lui faire une visite à Londres. Il apportait avec lui l’ouvrage de quelques années de retraite, ses Voyages de Gulliver, cette piquante satire de la société, conte de fées pour les enfans, triste et amère parodie pour les hommes. Le succès en fut prodigieux à Londres ; les whigs en rirent comme les tories, et Walpole essaya, mais inutilement, de disputer Swift à l’amitié de Bolingbroke.

Gulliver parut à la même époque où Daniel de Foe, le vieux pamphlétaire puritain du roi Guillaume, publiait son immortel Robinson. Rapprochés par la forme de voyage, et, à quelques égards, par la savante et vraisemblable minutie des détails, ces deux romans offrent les deux extrêmes de la narration candide et de l’allégorie fabuleuse, de la bonne foi et de l’ironie sceptique : tous deux vivront comme œuvres originales ; mais Robinson Crusoé est une œuvre morale, une exhortation au travail et à l’espérance en Dieu ; Gulliver est souvent une dérision frivole ou désespérante, qui, en ravalant l’espèce humaine, ne lui laisse, pour se relever, ni la vertu ni la science. Voltaire a dit que c’était un Rabelais dégagé de fatras, un Rabelais perfectionné. Il n’y a pas dans Swift, nous le croyons, l’intarissable invention et l’éloquence de Rabelais. Son ouvrage, non plus, ne venait pas aussi à propos que celui de Rabelais ; il n’avait pas tout ce reste oppressif du moyen-âge à diffamer par de sourdes risées ; il avait affaire, tout compris, à la société la plus raisonnable du monde, à celle qui renfermait dans son sein la liberté politique, la liberté de penser, les recherches de Locke et les découvertes de Newton. Aussi le Rabelais anglais frappe-t-il souvent à faux dans ses bizarres attaques, et mérite-t-il parfois le ridicule qu’il veut jeter sur la science !

Mais quel feu, quelle vivacité, quel mélange d’imagination et de sarcasme ! quelle gaieté dans la misanthropie ! Retranchez l’île Volante et les habitans de Laputa ; restez à Lilliput, ou bien allez chez ces honnêtes chevaux, si sobres, si modérés, si sages. Quelle amère et ingénieuse satire ! Je ne crois pas non plus que la contemplation des misères humaines, que la misanthropie, que le spleen, aient jamais dicté de pages plus éloquentes que l’histoire de cette misérable race d’immortels, les Snulbrug. En traçant ce tableau mélancolique, l’ame de Swift avait-elle une seconde vue, un frisson avant-coureur de la défaillance où il tomba bientôt lui-