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la ruine complète de l’ancienne, et que dès-lors on a loisir de juger sans colère et de mesurer en détail celle-ci, dût quelque partisan de l’heureux Pompée de cette poésie nous venir dire :

Ô soupirs ! ô respects ! ô qu’il est doux de plaindre
Le sort d’un ennemi quand il n’est plus à craindre !

Je viens d’ailleurs ici moins m’appitoyer sur la destinée de l’abbé Delille, et la contempler du haut de notre point de vue actuel, que tâcher de m’y reporter et de la reproduire. Les critiques essentielles, sans qu’on y vise, se trouveront toutes chemin faisant, et plus piquantes dans la bouche même des personnages ses contemporains. On verra qu’il a été de tout temps jugé, et que les bons mots sur son compte ont été dits, il y a beau jour. Mais vivant, mais brillant d’esprit et de graces, on l’aimait, on jouissait de lui, jusque dans ses défauts, dulcibus vitiis. Sa personne, son agrément de conversation, son débit, ne sauraient se séparer du succès de ses vers. L’à-propos de circonstance, la facilité d’expression et de coloris qu’il possédait, ses sources et ses jets d’inspirations habituelles, allaient aux sentimens et aux modes de son époque. Sa gloire se composait de toute une partie affectueuse et charmante, qui a dû périr avec lui et avec ceux de son âge. Témoin encore de cette faveur dont il fut l’objet, et lecteur charmé de Delille dans mon enfance, j’ai peu d’efforts à faire pour rentrer dans l’esprit qui le faisait goûter, et pour me souvenir, en parlant de lui, qu’il a régné, et en quel sens on le peut dire.

Delille a régné, ou du moins il a été le prince des poètes de son temps. Il y a eu à divers momens en France de tels princes des poètes, et il serait curieux d’en noter la dynastie assez irrégulière, assez capricieuse. Sans remonter si haut que le moyen-âge, que l’époque de Chrétien de Troyes, du roi Adénès et autres, qui étaient les rois des trouvères, nous apercevons, sur la pente de ces vieux siècles et de notre côté, Jean de Meun, Villon, surtout Marot, qui méritèrent ce nom. Ronsard l’eut plus qu’aucun :

Tous deux également nous portons des couronnes,


lui disait Charles IX. Malherbe, après lui, régna ; mais ce fut déjà d’une autre espèce d’autorité, où le jugement et la grammaire entraient autant que l’agrément poétique et que la vogue mondaine. Ce nom de prince des poètes implique en effet quelque chose de galant et de mondain, quelque chose comme une rosette de rubans piquée au chapeau de laurier. Voiture, vrai prince des beaux-esprits, et ga-