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chevalier et par recevoir de lui un vigoureux soufflet ; puis elle entame une longue conversation, dans laquelle elle lui apprend que l’auteur du rapt est son frère, que toute sa puissance est dans sa barbe, et qu’il n’existe qu’une seule épée capable de la trancher. Après quelques incidens, découverte de l’épée, grace à l’intervention d’un magicien favorable à Rouslan, défaite de l’enchanteur, réunion des deux époux : voilà tout le poème. Il faut bien le dire, cette chevalerie errante, ces grands coups d’épée, ces tours où gémissent de belles prisonnières, ces malins enchanteurs, tout cela n’excite pas en nous un bien vif intérêt, tout cela ne dit rien à notre époque sérieuse et positive, n’appartient pas à la poésie telle que nous la concevons maintenant. Mais n’oublions pas que la poésie n’est point placée, en Russie, dans les mêmes conditions qu’en France ; que, n’y trouvant pas des institutions libres et populaires dont elle puisse suivre la marche et recevoir l’impulsion, elle ne saurait prétendre à la destinée philosophique, rationnelle, sociale, que lui prédit l’auteur des Méditations. Son but unique est donc d’amuser un public léger et inattentif, trop heureuse, quand, à force de fraîcheur dans le coloris, de grace, et de feu dans les descriptions, elle parvient à triompher de son indifférence pour la littérature nationale !

La Fontaine de Bachtchicarai est fondée, comme Rouslan, sur une de ces traditions que Pouchkin affectionne singulièrement, parce qu’elles lui livrent une fable toute faite et des personnages tout créés. On montre encore, en Crimée, l’ancienne résidence des khans de Tatarie, vaste et sauvage Alhambra, dont M. Mouravief-Apostol nous a donné une curieuse description. Dans la partie la plus reculée du palais s’élevait jadis une fontaine en marbre que le khan Guirei avait consacrée, dit-on, au souvenir de Marie, jeune princesse polonaise enlevée par lui dans une de ses incursions, et reléguée au fond du harem. Marie, dans le poème de Pouchkin, a inspiré au khan une passion qui l’occupe tout entier. Pour elle, il oublie les combats ; pour elle, il dédaigne toutes les beautés du sérail. Son front est plus sévère, son silence plus menaçant que de coutume ; et ses guerriers et ses eunuques, rangés autour de leur maître, ne peuvent deviner la cause du mal qui le consume, ni de la colère qui l’agite. Il ne souffre pas seul ; Zaréma, sa belle favorite, qu’il néglige depuis son retour, est en proie à tous les tourmens de la jalousie. Une nuit, elle trompe la vigilance des gardiens, elle pénètre auprès de Marie, auprès de cette rivale qu’elle déteste sans la connaître. Mais laissons le poète parler lui-même :