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Page:Revue des Deux Mondes - 1837 - tome 11.djvu/38

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REVUE DES DEUX MONDES.

que, dans sa blancheur nuageuse, dans la vague et blonde lumière d’où elle nous sourit, notre vue et notre conjecture se reportent d’abord bien au-delà de notre siècle et des deux précédens ; nous n’hésitons pas à la replacer plus haut. C’est comme une sainte du moyen-âge qui nous apparaît, une sainte du nord, du xiiie siècle, une sainte Élisabeth de Hongrie, ou encore quelque sœur du grand-maître des chevaliers porte-glaive, qui, du fond de sa Livonie, attirée sur le Rhin, et long-temps mêlée aux délices des cours, ayant aimé et inspiré les illustres minnesinger du temps, ayant fait elle-même quelque roman en vers comme un poète de la Wartbourg, ou plutôt ayant voulu imiter notre Chrétien de Troyes ou quelque autre fameux trouvère en rime française, en cette langue la plus délitable d’alors, serait enfin revenue à Dieu, à la pénitence, aurait désavoué toutes les illusions et les flatteries qui l’entouraient, aurait prêché Thibaut, aurait consolé des calomnies et sanctifié Blanche, serait entrée dans un ordre qu’elle aurait subi, qu’elle aurait réformé, et, autre sainte Claire, à la suite d’un saint François d’Assises, aurait remué comme lui des foules, et parlé dans le désert aux petits oiseaux.

Voilà, en effet, Mme de Krüdner, telle qu’elle aurait dû venir pour remplir toute sa destinée, pour ne pas être seulement un romancier charmant, et bientôt une illuminée qui fît sourire, pour ne pas manquer, comme il lui est arrivé, cette seconde partie de son rôle et d’une vie qu’elle avait voulu rendre sans réserve à Dieu, à la charité, à l’œuvre de la sainte parole, au salut et au renouvellement du monde. Mais qu’y faire ? Elle était née au plein milieu du xviiie siècle ; les descendans de l’ordre teutonique étaient devenus luthériens ; luthérienne donc, et puis femme d’ambassadeur, elle eut à essuyer d’abord toute cette vie de monde, de scepticisme et de plaisirs, et lorsqu’elle y échappa, lorsque la flamme des évènemens publics vint éprendre cette ame si fervente sous une enveloppe si frêle, et lui fit croire à l’heure de prédire, de frapper tour à tour et de consoler, il se trouva que bien peu l’entendirent ; qu’elle fut comme la prophétesse stérile d’Ilion en cendres ; que ceux mêmes que sa rapide éloquence de cœur avait un moment saisis, comme la poussière éparse que la nue électrique enlève, elle passée, retombèrent ; et qu’elle-même, sans ordre fixe, sans discipline, sans tradition, soulevée par le souffle ardent des catastrophes, et n’ayant entrevu que des lueurs, perdit aussitôt la trace de l’avenir, et mourut dans une Crimée, sans rien laisser, sans rien servir, flocon de neige apporté et remporté par l’aquilon, un simple éclair et un cri de plus dans le vaste orage !